Je ne savais plus combien il était agréable de se lever en même temps que le soleil, le corps porté du lit à la cuisine par l’odeur du café, répandue dans l’air et jusqu’aux narines grâce au colocataire plus matinal. La perspective d’être accueillie par les premiers rayons, bercée par l’eau rare du silence après une nuit à entendre des prières tombales, apparaît alors comme un suprême de rêve.
51
Je ne savais pas que cet homme au loin – qui marchait dans ma direction, sans parapluie sous l’averse de grêle, le corps légèrement incliné sur sa gauche, et qui luttait contre le vent, visiblement friand de sa cigarette que j’imaginais sans filtre, tout en remontant un pantalon devenu trop grand pour lui, tandis que j’avançais, penchée légèrement sur la droite du fait de mon lourd bagage, les jambes encore engourdies par le voyage en train et en train, justement, d’essayer de resserrer avec une main la ceinture du jean pour lequel je devais être trop grêle, tout en me disputant avec le vent la dernière bouffée d’un mégot humide –, que cet homme, enfin, c’était mon père.
50
Je ne savais, ne sais, ne saurais donc qu’écrire, au dos des enveloppes, sur le dos de ma main et de la mer ; dans celui des destinataires ?
49
Je ne savais pas qu’un met « façon Rossini » associait, dans le même plat, truffe et foie gras, les deux péchés mignons du compositeur italien qui serait aussi à l’origine du mot tournedos : son maître d’hôtel, en effet, aurait jugé si surprenant de cuisiner le bœuf de cette façon qu’il préférât servir le plat « dans le dos » des convives. (On apprend décidément par l’intermédiaire de n’importe quel support puisque c’est au verso d’un mot d’excuse, glissé sous les essuie-glaces de la voiture familiale par un inconnu qui l’avait temporairement bloquée avec la sienne, que je lus l’intitulé du plat rossinien. Il s’agissait d’un menu « Belledonne » à 58,30 euros (toutes taxes comprises), imprimé sur une feuille de dimension A4, et plié de façon si nette que j’imaginai sans peine l’auteur du mot jouer de la guitare sans médiator, une telle pliure n’ayant pu s’effectuer qu’à l’aide d’un ongle fort long. L’inconnu gastronome, visiblement peu doué en créneaux, était en balade digestive et libéra notre voiture sitôt la digestion accomplie. C’est-à-dire, deux heures et demie plus tard. De fait, j’eus le temps d’écrire le texte ci-présent, au dos d’une enveloppe retrouvée dans mon sac, et sur la tôle de sa voiture.)
48
Je ne savais pas que s’était ouverte il y a un an, à San Antonio (au Texas), une « BiblioTech » ne contenant aucun livre papier, mais, uniquement, une centaine de tablettes à disposition du e-lecteur pouvant se connecter à un vaste réseau d’ouvrages virtuels. En bref, un columbarium où se nichent des livres sans ailes ; et leurs nids telles des urnes…
47
Je ne savais pas que les Indiens pouvaient publiquement changer d’identité, dès qu’ils le souhaitaient, lorsqu’ils estimaient avoir passé une étape de leur vie – une étape les ayant trop profondément changés pour ne pas de se détacher d’une peau qui avait déjà mué.
46
Je ne savais pas que toute la sensibilité des escargots se concentrait dans leurs antennes, qui se terminent par de petits yeux. J’ai connu des enfants qui les leur arrachaient, leur faisant perdre, du même coup, et la vue et la sensibilité, mais ces petits êtres visqueux réduits, par leurs soins, à de la morve en possédaient toujours davantage que ces morveux.
45
Je ne savais pas que l’on pouvait confondre des prunes rouges avec des pêches jaunes. Non, l’homme du XXIe siècle ne naît vraiment plus dans les choux.
44
Je ne savais pas que le Pandémonium, apparu en 1667 sous la plume de John Milton dans Le Paradis perdu, était la capitale de l’Enfer, mais, surtout, synonyme de désordre. On pourrait en déduire que l’ordre se rapporte au Paradis ; on notera, pourtant, que les cellules et les chambres des hôpitaux sont toujours très bien rangées, et décorées avec un minimalisme de fort bon goût.
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Je ne savais pas qu’une secrétaire médicale pouvait assister différents praticiens. Ainsi cette dame, ne quittant jamais sa tasse de thé fumant (et, si j’en juge l’odeur, certainement fumé), doit me considérer, au mieux comme une malade d’hypocondrie, au pire comme une hypocondriaque malade – reste à savoir de quoi –, puisque c’est elle qui m’a accueillie à trois reprises, et dans le même mois, chez ma psychologue comportementaliste, ma dermatologue et mon psychiatre. Je suis toujours agacée par son invitation pléonastique (Je vous laisse attendre dans la salle d’attente ?) et son index pointé en direction de la seule porte accessible, ouverte sur un conglomérat de sièges disposés en cercle, telle une secte d’incurables, autour d’une pile de revues dont j’avoue parfois voler un exemplaire, comme pour me venger de l’attente imposée à quelqu’un qui, justement, n’en peut plus, de s’attendre.
42
Je ne savais pas que j’avais, quelque part, une jumelle avec qui la vie et la vue allaient sembler plus longues. Nous n’avons pas été bercées par les mêmes bras mais, par les nôtres, elle le sera, cette douleur.
41
Je ne savais pas que le Sucre était l’unité monétaire de l’Équateur. J’imagine que, là-bas, les transactions ont un goût de bêtise et des allures de fêtes foraines, riches en malaises et manèges oxydés, riches de dépenses inutiles… L’argent, ses manques et excès, plombe souvent les sourires ; mais, à l’avenir, si le compte en banque est carié, la Sécurité sociale prendra peut-être le relais…
40
Je ne savais pas que l’expression « pleurer comme une Madeleine » faisait référence à Marie de Magdala, désespérée face au tombeau vide du Christ, et non pas – sacrilège ! – au petit coquillage pur beurre, que certains amateurs trempent dans le thé. Je veux bien admettre que penser Jésus disparu à jamais puisse causer du chagrin, mais s’effriter, sitôt les yeux humides, sans même avoir le temps de fondre en larmes, n’est-ce pas là le vrai sort des inconsolables ?
39
Je ne savais pas que, dans l’art des fleurs japonais, à chaque fleur était attaché un domestique particulier qui en lavait les feuilles selon une technique spécifique, adaptée à la singularité du végétal. Si tous les vivants avaient la même déférence pour ce qu’ils mettent en terre, il y aurait sans doute moins de pots aux roses dans les cimetières.
38
Je ne savais pas que la fleur de lys avait son adjectif : « fleurdelyssé ». L’absence d’espace entre les trois pétales du mot initialement composé me donne envie d’effleurer la langue, me rappelle que j’ai le spleen – de ta main qui ne retire plus mes épines, de ta peau, de tout ton corps enfin, qui ne tient plus debout, tel un lourd tableau pleinairiste privé de cheville –, le spleen du temps où nous partagions le même pistil.
37
Je ne savais pas que Hayange était une ville, encore moins une ville française (par sa sonorité, j’aurais même plutôt imaginé quelque parenté géographique avec le Gange). Comme quoi, rien ne vaut l’élection d’un maire d’extrême-droite pour se faire un peu de publicité. Bonne ou mauvaise, je laisse, à terme, la réponse aux Hayangeois et aux touristes, qu’en toute bonne foi j’espère nombreux et, si basanés, bien téméraires.
36
Je ne savais pas m’endormir, ne sais plus m’éveiller, au grand dam du jour – qui se lève en emportant les draps et mes paupières ; tous, froissés par la nuit lassée de m’étreindre –, ce jour que je voudrais éteindre.
35
Je ne savais pas que les points de doute, de certitude, d’acclamation, d’autorité et d’amour avaient été proposés par Hervé Bazin, dans son livre Plumons l’oiseau, afin de mieux rendre compte de l’intonation et de l’intention exactes des phrases. Quelques décennies auparavant, un certain auteur décida d’en arracher les sutures, faisant du lecteur le seul repriseur ; oui, celui dont on nous rappelle sans cesse l’orthographe aux deux ailes, l’avait bel et bien plumée, la ponctuation. Magie de l’opération : les points s’en vont le sens demeure.
34
Je ne savais pas que les points de suspension étaient apparus au XVIIe siècle, qui ouvrit dès lors cette vaste parenthèse où se pressent encore les écrivains paresseux… ou, devrais-je dire, un brin hésitants… les demandeurs d’asile et déserteurs syntaxiques… ces Petits-Poucets rêveurs égrenant dans leur course…
33
Je ne savais pas qu’un lithopédion était un fœtus calcifié dans l’abdomen de sa mère, a priori tout aussi pétrifiée que le caillot embryonnaire. J’entends déjà mon éditeur (je vais un peu vite en besogne, pensez-vous, mais j’invoquerai ici le droit, commun à toute femme enceinte, d’être, à terme, assistée d’un accoucheur) lorsque je passerai difficilement la porte de son bureau, le ventre noué et distendu, les bras chargés d’une pierre fossile aussi haute qu’un menhir : « Bon sang, mais vous n’êtes pas archéologue que je sache ! ».
32
Je ne savais pas que mon constant besoin de réinitialisation pouvait être plus handicapant encore que celui, quasi hebdomadaire, de mon ordinateur. La lenteur de mon démarrage – quotidien, il faut bien – fait pâlir celle de ses mises à jour et, afin d’optimiser nos performances, de concert, je ne vois plus qu’une solution : transférer ailleurs la mémoire morte, et formater la vive.
31
Je ne savais pas que descendre quotidiennement à l’arrêt de tramway « Liberté » allait à ce point me faire prendre conscience de mes fers.
30
Je ne savais pas que mon curriculum vitae était souvent lu par un automate qui, impitoyablement et systématiquement, s’applique à détecter les mots-clefs attendus par le recruteur ; mots-clefs, évidemment, toujours anglicisants, tels que challenge, self-control, ou motivation (à ne pas confondre avec notre homographe chauvin, of course). Finalement, je comprends mieux pourquoi mes candidatures restent sans réponse : elles sont en français, so has been, so porifique, you know ?
29
Je ne savais pas que Roland Barthes, pendant son cours sur le « Neutre », au Collège de France, avait fait le lapsus suivant : lèvres au lieu de livres – lapsus me rappelant la naïveté de certains lecteurs qui pensent trouver l’Origine du monde sous la couverture blanche. On attend souvent du livre une réponse, alors que l’auteur n’a pu embrasser la langue qu’en jetant la sienne aux chiens ; comme nous, aux abois.
28
Je ne savais pas que l’on pesait seulement un dixième de notre poids, dans l’eau. Dans l’hypothèse où me lise la personne en charge des métempsychoses, sachez que je suis toute disposée à me désincarner en un chandail de laine, oublié dans une cuvette d’eau – très chaude, l’eau.
27
Je ne savais pas que pouvaient fleurir, en zone pariéto-occipitale droite, sur un revêtement malpighien de faible épaisseur constitué de cellules épithéliales au cytoplasme clair et parfois vacuolisé, cernées d’un derme fibrosé mais, néanmoins, dépourvues de couche granuleuse, des sortes de kystes pouvant présenter de très abondantes squames cornées nécrosées ; des excroissances appelées loupes, qui poussent aussi sur le tronc des arbres, à l’endroit des blessures. (Un jour, le ciel – ce ciel avec toi dedans – a dû me tomber sur la tête.)
26
Je ne savais pas qu’un skinhead pouvait décider du jour au lendemain de devenir moine hindouiste : un parcours qui prouve qu’en matière de reconversion, on est parfois à un cheveu près.
25
Je ne savais pas que l’aéroclub de Grenoble avait disparu en 1968 au profit du stade d’inauguration des Jeux olympiques d’hiver. Les avions en papier de mon père encore adolescent, ses rêves d’envol, de leur trajectoire déjoués, durent alors prendre une autre piste. Le vent avait tourné : c’est sur la terre désormais qu’il faudrait alunir…
24
Je ne savais pas que le zeugma se définissait, étymologiquement, comme une figure de style consistant à mettre deux éléments de nature différente sous le même joug syntaxique ou sémantique. C’est avec plaisir que je me plie sous le joug de la langue, absolue et conciliante, maîtresse et sujet ! Elle a toujours fait mon bonheur et plutôt bonne figure, que je la caresse ou la triture.
23
Je ne savais pas que Jean-Étienne Esquirol (1772-1840) était considéré comme le père de l’hôpital psychiatrique. Mais qui serait donc assez fou pour accepter de se faire soigner dans un établissement inventé par un homme dont le nom commence comme escarre et rime avec rougeole ?
22
Je ne savais pas que j’allais trouver, chez mon hypnothérapeute, la réplique exacte de cette couverture en laine, made in switzerland, qui m’a accompagnée durant toute mon enfance (un très long hiver). Sous mes paupières lourdes, lourdes, apparaît le subtil mélange de bleu nuit, de mauve et de vert forêt qui m’a tant couverte, et qui me recouvre alors : l’accès au paysage intérieur s’avère moins difficile que prévu.
21
Je ne savais pas que les Latins appelaient leurs morts des silentes – silencieux alors comme le sont ces coquillages qui, mis à notre oreille, parlent océan.
20
Je ne savais pas regarder le ciel avant que tu y sois. Le lustre des astres par le tien éclipsé.
19
Je ne savais pas que Méphistophélès était dit Maître des souris et des rats. Par le judas, je guette donc, impatiente, le passage du dératiseur, sonnant diaboliquement à chaque étage de l’immeuble depuis l’aurore : si vous saviez depuis combien de temps mon âme cherche un repreneur…
18
Je ne savais pas qu’il existait des « réveils à lancer », vilains mâtins destinés, pour s’éteindre, à être projetés contre le mur duquel l’individu vespéral est, non sans raison, mis au pied.
17
Je ne savais pas que Moara, prénom indigène, désignait « celle qui aide à l’accouchement ». Ô Moara, j’en appellerai donc à toi quand, dans les rouages de mon esprit, la maïeutique se grippe !
16
Je ne savais pas que les abeilles ouvrières n’avaient pas de sexe. Moralité : on ne peut pas être au four et au moulin.
15
Je ne savais pas qu’il existait des fleurs dites neutres, c’est-à-dire que leurs organes sexuels avortent constamment. Qu’elles aillent donc montrer la pointe de leur pistil à l’entrée des maternités, histoire de piquer au vif certains manifestants aux propos plutôt stériles.
14
Je ne savais pas que la simple vue d’un mouton de poussière, pris en traître par l’œil comptant encore les ruminants de la nuit, pouvait anéantir le programme a priori parfait d’une journée à peine commencée, à l’image d’un brin d’air qui, s’immisçant dans un sachet sous vide, en souille définitivement le contenu.
13
Je ne savais pas que l’on pouvait avoir six ans, être habillée en imprimé léopard de la tête aux pieds, et en faire rugir sa mère de plaisir. Ô miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ?, demande la mère tigresse à sa petite alouette.
12
Je ne savais pas qu’en danois Maman se disait Mor. Ce qui s’appelle « être prise au mot ».
11
Je ne savais pas que le concept tchèque du litost, illustré par Kundera dans Le Livre du rire et de l’oubli, voulait traduire cet état d’angoisse et de tourment créé par la vue soudaine de sa propre misère ; état dont on croit se délivrer grâce au pouvoir de l’amour, mais celui-ci constitue un traître refuge : s’il suffisait de nager à la même hauteur que l’être aimé pour ne plus redouter les profondeurs, la littérature n’existerait pas, encore moins le rire, encore moins l’oubli.
10
Je ne savais pas que la manie de l’herméticité – une réponse comme une autre à la phobie de la poussière et de l’oubli (ou de l’oubli de la poussière ?) – pouvait, à ce point, se changer en art. En témoignent les boîtes de Joseph Cornell : caveaux devenant vitrines.
9
Je ne savais pas que Baudelaire avait appelé Reliquat le carnet contenant ses listes de projets et ses idées de poèmes, à proprement parler, interminables ; mais les restes sont toujours l’œuvre d’un tout, de la même façon que les miettes témoignent du festin.
8
Je ne savais pas que ressasser, activité houleuse conduisant tantôt vers le large tantôt vers la grève, pouvait se lire dans les deux sens. Palindrome : berceau des insomniaques.
7
Je ne savais pas qu’être orphelin signifiait, en grec, « être privé de » ; mais comment savoir lequel des deux, du déserteur ou du déserté, est, de l’autre, le plus amputé ?
6
Je ne savais pas que l’expression « à la queue leu leu » signifiait, étymologiquement, « à la queue du loup-loup », du fait que ces animaux se déplacent bien souvent en meutes, les uns derrière les autres. On constatera, bien malgré nous, que, dans les files d’attente, l’homme est bel et bien un leu pour l’homme.
5
Je ne savais pas que la nouvelle lubie des japonais était de changer les lignes de leur main en passant par la chirurgie esthétique : étonnante manière de concevoir le destin. Cette ligne de conduite me paraît discontinue ; inopérable.
4
Je ne savais pas que l’on pouvait, en échange d’un brin de monnaie, donner son prénom aux tempêtes futures, encore libres d’apparaître ou de se résorber, encore anonymes… (La liste d’attente est très longue : il faudra vous accrocher à la vie ; laisser à l’apocalypse, et à votre rêve de reconnaissance, le temps d’arriver…) En somme, les catastrophes naturelles seraient condamnées à l’anthropomorphisation afin de paraître moins effrayantes ou de combler quelques fêlures narcissiques ! Leur a-t-on seulement demandé leur avis ? Et si elles s’en sentaient tout bonnement injuriées ? D’après moi, mieux vaut laisser à l’impétueuse tornade le choix de sa dénomination, et, à l’homme, la possibilité de se concentrer sur ses propres perturbations (entre autres, identitaires)…
3
Je ne savais pas que le mot squelette était, en français, le seul nom masculin se terminant par -ette. Saperlipopette ! Sous la peau se cache, donc, un spécimen rare que l’on ne pourra malheureusement jamais voir de notre vivant, et ce, bien que nous l’ayons à portée de main, juste sous notre nez et notre derme, voilà qui est tout de même rageant ! Il me semble, alors, qu’avoir les os sur la peau serait un retournement lexical, et de situation, fort bienvenu après des années de bons et loyaux services de mots mis dans l’ordre.