271

I.

— Je n’ai aucun sens de l’orientation…

— Intéressant

— mais assez de physionomie

— Intéressant

— je vous ai reconnu, j’en suis ravie ! Ils sont vraiment bons, vos récits…

(L’œil soudain intéressé : je parlais de lui.)

— votre dernier livre est sur ma table de chevet

— Intéressant

— Le tsundoku, vous connaissez ? C’est un mot japonais. J’en suis assez victime : l’accumulation, toutes ces piles… Je m’éparpille. Beaucoup. Et j’écris moi aussi

— Intéressant

— D’ailleurs, nous devons avoir à peu près le même âge… et si l’on se tutoyait ?

(Aucune réaction de sa part ; je persévérais.)

— Je vis dans les Alpes, n’aime ni le ski, ni les montagnes…

— Intéressant

— ça me change un peu, Paris, et puis c’est beau Pigalle, surtout la nuit

— Intéressant

— J’aime pas mon ombre vers midi

— Intéressant

— J’étouffe souvent dans mon vomi

— Intéressant

(Lasse de son manque évident de participation, je mobilisai toutes les ressources qu’il me restait afin d’éveiller son intérêt.)

— Saviez-vous qu’en arabe, gurfa désigne la quantité d’eau qui tient au creux de la main ?

— Intéressant

— Et qu’en japonais encore, le fait de regarder l’horizon, les yeux perdus dans le vague, se dit boketto ?

— Intéressant

J’avais bien conscience que ce soliloque, polyglotte par désespoir, n’aboutirait jamais à un échange plus amical. Je ressentis un immense soulagement quand il constata que nos verres étaient vides : il se proposa d’aller passer commande au bar à l’aide de plusieurs mots mis les uns à la suite des autres. (Il ne reviendrait jamais.) Cependant, l’homme se voulait courtois et, quelques minutes avant sa disparition, il me légua à un « sacré personnage très cultivé » qu’il qualifiait volontiers d’ami, du moins d’accompagnateur fidèle. Bon prince, il me présenta comme « un jeune écrivain qui a du mérite » (il ne croyait pas si bien dire). L’ami se présenta lui-même comme un Beckett du vingt-et-unième siècle ; il montait en ce moment même une pièce sur l’incommunicabilité entre les organes du corps humain, et ne manquerait pas de me révéler ses nombreux projets à l’approche transversale inédite. C’est dire combien j’étais privilégiée. Me sachant désormais entre de bonnes mains, et non plus dans ses pattes, l’entremetteur mit finalement les voiles comme la lettre d’un lipogramme.

 

II.

Avec le recul, je dois avouer que son ami était plutôt agréable, vif et loquace, presque souriant. Lui me tutoya immédiatement. Ses phrases étaient longues, peuplées de jolis compléments circonstanciels, et s’il s’écoutait un peu parler, il le faisait avec un tel enthousiasme que je lui pardonnais de bon cœur, d’autant plus qu’il m’initia à la liqueur de sureau. Laquelle finit d’amollir mon opinion. Après tout, l’échange n’était pas désagréable : tandis qu’il me parlait de sa dernière résidence d’écriture en Finlande – où il put enfin se ressourcer, loin du parisianisme qui nuisait tant à sa créativité –, je restais fascinée par la courbure de sa moustache. Une vague découpée au cordeau. Un dos-d’âne farceur. Un tilde à la calligraphie irréprochable. (Le Beckett était coquet.)

Il me fit signe de l’excuser quand son téléphone vibra et clignota sans ménagement jusqu’à se faire remarquer (j’admirais la détermination de l’objet). Il devait absolument prendre l’appel, c’était sûrement professionnel. Afin que je garde une contenance, il eut l’amabilité de me confier son verre où fondaient encore quelques glaçons, puis s’éloigna de quelques pas. J’entrepris alors de suçoter les tranches de citron vert et de yuzu de son cocktail (nous étions dans un lieu chic). J’étais sur le point de recracher un pépin quand, surprise, je le vis revenir vers moi : bien élevée, je fis marche arrière et déglutis d’un trait. (Ne vous en déplaise, je ne suis pas tout à fait étrangère aux convenances sociales.)

 

III.

Quelques jours plus tard, je me retrouvais dans la salle d’attente de mon médecin traitant car je présentais tous les signes cliniques d’une rhinopharyngite couplée à une conjonctivite (les courants d’air à la gare), d’un eczéma de contact au niveau du crâne (sans doute l’appui-tête du siège qui, de surcroît, n’était pas dans le sens de la marche), d’une espèce d’indigestion (ma flore intestinale ne supporte pas que l’on change ses habitudes), et d’un pépin de yuzu coincé dans la trachée.

Dans un esprit de franche camaraderie, et de mimétisme, je pris moi aussi sur la table basse un magazine (que la dame à la béquille appelait de façon exquise « un illustré »). En feuilletant les pages avec assurance, je découvris un reportage sur la Finlande : pour la première fois de mon existence, je lisais donc pour de vrai l’un de ces vieux imprimés sauvés du pilon dans le seul but de nous tenir compagnie.

En finnois, il existe un mot pour exprimer ce sentiment de honte que l’on ressent pour autrui, par exemple en le voyant faire quelque chose d’étrange ou de ridicule. On parle de myötähäpeä. (Je laisse au lecteur le soin d’en chercher la prononciation s’il souhaite un jour briller en société, ou dans la salle d’attente d’un cabinet médical.)

— Intéressant…, m’entendis-je prononcer.

[Pièce Détachée n°2]


Les vêtements prennent vite l’informe de la douleur.

Ainsi commence la nouvelle parue dans Pièce Détachée, revue monothématique dédiée cette fois-ci au pantalon (comme l’indique fort bien la couverture).

Elle s’intitule L’Étrenne du dernier jour. Contient 1037 mots, sans compter le titre. Occupe les pages 100 et 101. Voilà pour les repères spatio-numériques. Quant à la teneur du texte, je peux juste vous dire qu’il a deux jambes.

La revue est disponible en librairie, et sur sa page internet.


Je remercie tout particulièrement Maud Bachotet pour sa confiance.

270

Perdue au loin, retrouvée par le vague, je savourais un long moment d’inattention quand une silhouette extensible — en réalité un homme en combinaison de plongée — s’érigea devant la ligne d’horizon, et la coupa en deux. Le perturbateur avait jailli hors de l’eau en poussant un cri de victoire qui ressemblait fort à un cri de douleur. Je le vis grimper sur les rochers de la digue avec agilité, sans s’aider de ses bras, comme propulsé par les vagues ou à la simple force de ses jambes. Dans sa main droite, un poulpe brimbalait. Il semblait fondre tant ses tentacules se distendaient à mesure qu’il approchait du rivage, comme un sac en plastique bon marché dont les bretelles menaçaient de rompre. A mi-parcours, l’homme en néoprène retourna la calotte du mollusque, vida ses entrailles comme l’on chasse une mouche qui dérange, et les jeta nonchalamment dans la mer. Le tout avec une rapidité déconcertante. Ensuite, le buste fier, il rejoignit la plage où l’attendait avec impatience sa femme, peut-être sa mère. Elle partageait l’ombre du parasol avec une improbable cuisine équipée : un réchaud, une petite poêle au manche amovible, une bouteille d’huile, un couteau suisse, cinq rouleaux d’essuie-tout, deux glacières, et plusieurs récipients de type Tupperware. Je n’avais rien à redire quant à l’organisation : il s’agissait de professionnels de la dînette. L’homme fut accueilli par un large sourire et put enfin déposer son butin dans l’une des boîtes que lui tendait son assistante. Elle l’avait au préalable tapissée d’huile d’olive et de quelques aromates, qui restaient mystérieux bien que le sens du vent fût en ma faveur ; juste avant de refermer le couvercle, elle pressa de l’ail et hacha un bouquet de persil frais. Le dîner marinerait là le reste de l’après-midi, et serait fin prêt pour le soir. En attendant, l’homme héla le vendeur de beignets.

En présence d’un danger, je ne savais pas que le poulpe pouvait reproduire sa forme avec son encre. L’illusion ne dure qu’une dizaine de secondes, puis le fantôme se dilue, mais cela reste bien suffisant pour tromper le prédateur. Lequel ne voit pas la proie véritable se réfugier sous les rochers, tout fasciné qu’il est par le subterfuge qui ondule devant lui. Mû par l’adrénaline, l’homme tombe finalement des nues lorsqu’il constate, en la hissant hors de l’eau, la légèreté de l’éprouvette, désespérément vide – il s’agit évidemment d’une épuisette mais j’ai toujours substitué le mot à l’autre. Voilà bien longtemps que je ne cherche plus à me corriger, précisément depuis le jour où j’ai compris que les mots peuvent réagir de façon surprenante au contact de l’air : le cabillaud, une fois séché et salé, devient morue, et le calmar devient comestible du moment qu’on l’appelle encornet. La parole est une expérience, et le sens un précipité — souvent trouble.

Autour de moi, les maillots de bain commençaient à bâiller d’ennui, macéraient depuis des heures dans le sel. Les corps qu’ils recouvraient à peine madéfiaient sur une bouée ou bien desséchaient au soleil. Il me semblait assister aux répétitions d’une thanatose générale, dont j’étais curieuse de voir le spectacle final. Mais du balcon. Ainsi, je refermai mon parasol, et ce carnet un peu gondolé. En remontant la plage, mon ombre me devançait.

269

Le soleil ne savait plus où donner de la tête et, par malice ou bien désespoir, tapait sur celles des passants bigarrés et épars — casquette jaune, capeline rose, crâne blanc ou bien rougi, béret beige, cheveux bleus, mauves, verts ou gris… Sur cette espèce de xylophone grandeur nature, l’été frappait le rythme avec langueur. La complainte des tongs et des jambes lourdes se mêlait à celle des balançoires monotones, métronomes. Léon essayait de marcher en cadence. Il était déjà en retard, prenait son temps.

Aujourd’hui on l’attendait, non plus à l’école, mais au centre aéré, lequel portait bien mal son nom car il n’y avait pas plus d’air là-bas qu’en plein centre-ville. Léon avait pourtant quitté la maison en avance mais ce ballon jaune, dont la ficelle s’était agrippée aux branches d’un platane, avait accaparé toute son attention pendant un assez long moment. Il n’avait jamais pu se rendre à la fête foraine parce que ses parents n’aimaient pas le monde, et que ses copains n’aimaient pas mélanger le monde à Léon. Il voyait donc là une chance de prendre sa revanche, mais l’arbre était bien trop haut, et lui, trop petit. Son petit paysage intérieur se craquelait comme le font les vieilles peintures.

Évidemment, le bus lui passa sous le nez. Le chauffeur n’avait pas voulu rouvrir les portes car il avait des horaires à respecter. Léon n’en fut pas étonné : cet homme-là était raide comme l’injustice. Il ne se laissa pas abattre. Si personne ne voulait de lui nulle part, il irait ailleurs ! Ce fut sa première journée de transgression (et il n’en était pas peu fier, lui qui n’avait jamais fait l’école buissonnière) : il rejoignit le lac le plus proche où il nagea en plein délire pendant des heures. Il devenait un peu plus grand, il en était sûr. Et le temps l’imitait : s’étirait jusqu’à la vergeture.

Tout en s’évaporant, étendu sur l’herbe jaunâtre, il tournait et retournait ses pensées pour voir ce qu’il s’y cachait, ainsi que fourmillent les insectes en dessous de certains rochers. Il se souvint aussi de la façon avec laquelle son grand-père, féru de vide-greniers, tournait en tous sens les objets (beaucoup de ramasse-poussières) afin d’en connaître le prix. Enfin, Léon ressassait. Comment, en ruminant toute la sainte journée, les vaches pouvaient-elles demeurer si tranquilles ?

Puis, il fallut rentrer. Il se coucherait tôt, se lèverait plus tôt encore le lendemain. Cette fois, avec ou sans bus, il irait au centre aéré ; se distraire de lui, perdre son temps, reprendre pied.

268

Je ne savais pas que le martinet, une fois quitté le nid, ne se posait jamais plus sur terre, sauf par accident ou pour se reproduire. On le dit apus apus : sans pied. Il dort, boit, s’alimente, passe donc l’essentiel de sa vie en vol. Il fend l’air et jamais ne l’abîme.

L’homme foule le sol, le piétine. Son podomètre indique 6216 pas. Danger : on risque de le rétrograder à la catégorie sédentaire. Par chance, l’appareil ne peut distinguer le pas en avant de ceux vers l’arrière. L’homme a l’estomac fragile et l’introspection tenace. Forcément, ça ralentit un peu la progression… et avec l’âge, ça ne s’arrange pas. Il manque cruellement de souplesse. La dernière fois qu’il a fait des roulades, qu’il a pu s’asseoir en tailleur, c’était dans le ventre de sa mère. Depuis, il s’est bien raidi, non sans l’aide de l’appui-tête, du repose-pieds, de l’accoudoir et du matelas à mémoire de forme.

C’est donc avec admiration, un début de torticolis et un infini spleen qu’il observe le vol incessant de ces oiseaux aussi hauts et lestes qu’il n’est bas et lourd. Avec les fortes chaleurs, beaucoup de juvéniles tombent du nid. Leurs ailes n’étant pas encore suffisamment développées pour permettre l’envol, ils sont donc condamnés à mourir là, sur le sol. Et l’homme, à cette idée, s’enfonce un peu plus dans le bitume aussi tiède et humide qu’un chagrin d’enfant.

Comme le jour se travestit en nuit, il décide de rentrer. Avant l’orage. Sa nuque craque à l’instar des branches de l’arbre qui l’abrite. Ainsi reprend-il sa marche en se demandant d’où sort ce mensonge, s’il provient de lui : « Ira loin dans la vie ».

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267

Je ne savais pas que le jeune homme, sur l’estampe, s’apprêtait à abandonner en haut de la colline la vieille dame qu’il portait sur le dos. Au Japon, on appelle cette pratique l’ubasute : mettre à l’écart les infirmes – ou ceux qui le seront bientôt. Qu’ils se volatilisent dans la nature sans plus déranger les vivants de la ville. Il faut croire que les maisons de repos n’ont pas été inventées en vue de reposer nos aïeuls, mais afin que l’on se repose d’eux.

De prime abord, j’avais simplement cru qu’il aidait son aînée à gravir la pente raide, qu’il souhaitait rendre sa sortie champêtre plus agréable en lui permettant ainsi de profiter du paysage depuis son vaillant perchoir… J’étais restée un long moment devant cette œuvre de Yoshitoshi, The Moon of Ubasute, jusqu’à obliger les autres visiteurs du musée à me contourner. Dissimulée par les branches d’un arbre, la lune, impuissante, éclairait la scène. Je ressentais beaucoup d’affection pour la lune, et aussi de la pitié pour la vieille dame. En revanche, je ne ressentais rien à l’égard du garçon. Il redescendrait seul de la montagne, se prendrait les pieds dans une racine ou sur un rocher, et deviendrait édenté. De son côté, la grand-mère aurait déjà décoré la grotte à son goût, tissé couverture, oreiller et panier, elle aurait même créé un potager, un coin lecture, des toilettes de style occidental avec un savant mécanisme de chasse d’eau, une petite baignoire et puis, sur sa lancée, une vaste piscine avec un bel escalier. Petit à petit, elle aurait donné naissance à un splendide complexe hôtelier réservé aux parias et autres oubliés, une immense résidence surveillée uniquement par le ciel ouvert. Mon imagination avait finalement suppléé à l’inertie de la lune : je sortis du musée.

Dehors, un puissant soleil écrasait le corps et ses contours : de mon plein gré alors, je m’y abandonnai.

266

Je ne savais pas que la longueur des robes variait selon le rang occupé à la cour. Si la reine portait une queue de 11 aunes, les princesses de sang n’avaient le droit qu’à 5 aunes de tissu, et 3 aunes seulement pour les duchesses. C’est-à-dire, respectivement, 12 mètres et des poussières, 5 mètres et des poussières, 3 mètres et des poussières. Mis bout à bout, ça fait vraiment beaucoup de poussière — singulière quand elle se propage. Certes, j’aurais pu la remplacer par des brouettes ou des bananes mais l’on en trouve guère agrippées au bas des jupons, ni flottant dans les rayons de lumières. Les brouettes ne se cachent pas sous les meubles ; quant aux bananes, elles mûrissent ostensiblement dans leur corbeille : elles sont transparentes, elles m’indiffèrent.

A dire vrai, tout est prétexte à parler de poussière, notamment les robes qui traînent par terre. Avec autant de nonchalance qu’un plumeau antistatique, plus de grâce qu’une cireuse à parquet, et plus d’amplitude encore qu’un balai à manche télescopique, j’imagine ces nobles dames épousseter le sol sans en avoir l’air. Somme toute, de ravissants ramasse-miettes. Tout ce que l’on devait trouver dans les pans de leurs robes ! Après un grand bal, peut-être y trouvait-on même quelques objets perdus : bagues devenues trop grandes, bijoux sans plus de fermoirs, mouches et billets doux, boucles arrachées de l’oreille par jalousie ou par mégarde, peaux et cheveux morts, clef d’un verrou…

La femme qui m’aide à faire le ménage (c’est moi qui l’aide, en réalité) pense que je souffre d’un sérieux trouble obsessionnel. Elle dit que je n’ai pas d’idée derrière la tête, mais plutôt la tête dans une idée. Je pense à la congédier parce qu’elle fait toujours l’impasse sur les plinthes et les abat-jours, mais jamais sur mes prétendues névroses. En outre, elle s’amuse à tracer au doigt des mots dans la poussière et j’en ai assez de cette désinvolture ! On ne plaisante pas avec le ménage. Pas plus tard qu’hier, en grimpant sur l’échelle afin de procéder à l’inspection des travaux finis, j’ai trouvé sur la plus haute étagère : invisible, écrit en script. L’étagère étant rouge sous la poussière, elle prêtait au mot sa couleur. Je m’empressai de l’effacer à l’aide d’un chiffon humide puisque l’invisible ne pouvait être érubescent (ça relevait du bon sens). En redescendant de l’échelle, je me pris les pieds dans le tapis que je pus méthodiquement balayer du regard : il n’avait pas été brossé convenablement, et présentait six taches par ailleurs. Six petites taches rouge sang, et des poussières.

265

Il est des secrets que l’on ne sait pas garder. Je ne peux pas te dire mais j’ai perdu une dent de lait. Les mouchoirs sont tachetés de bave et de sang, on les agite en signe de victoire. On suscite plus d’admiration encore qu’en affichant un banal plâtre. S’il est à la mode en hiver, allant de pair avec l’obtention héroïque d’un flocon ou d’une première étoile, la chute d’une dent longtemps branlante fait immédiatement oublier les os cassés. Cette pluie de quenottes est une saison à part entière, plus attendue encore que les œufs de Pâques ou les vacances d’été. C’est la saison des grands. Aussi grands que ces interstices que l’on s’amuse à reboucher avec un petit doigt ou un stylo-bille, et dont on est si fier que le sourire, un peu forcé, s’étire jusqu’aux oreilles récemment percées. La langue, elle, ne cesse de passer sur la gencive encore sensible, lisse et humide comme le dos d’un poisson rouge. Je ne peux pas te montrer mais regarde le gros trou que j’ai. A cet âge, le vide ne cause aucun regret, il est d’abord un trophée. Ça attire même l’attention du cerisier qui, d’habitude assoupi au centre de la cour, enfin entrouvre ses fleurs tels de petits yeux curieux.

Juliette, 5 ans et demi, exhibe un sourire édenté : elle a perdu deux dents la même semaine, les deux du devant. L’une en mangeant une banane pas très mûre, l’autre en rigolant dans le chariot du supermarché (il est parfois inutile de chercher une relation de cause à effet). Avant de sortir en récréation, elle glisse avec application sa chemise écrue flambant neuve dans sa jupe à petits volants, et la ressort juste ce qu’il faut de la taille élastique, pour la faire blouser : les premiers bourgeons de coquetterie s’ouvrent quand certains boutons du chemisier suggèrent.

Une fois la fameuse dent tombée, par hasard ou par renoncement, elle ne tarde pas à trouver refuge au milieu de non moins précieux crayons de couleur, dans une boîte à goûter pleine d’emballages vides, à l’intérieur d’un gant qui espérait servir une dernière fois avant l’arrivée officielle du printemps… L’essentiel est de ne surtout pas la perdre avant l’heure des parents. On trépigne d’impatience à l’idée de leur annoncer la grande nouvelle, la leur mettre sous le nez. Le soir, on se dessaisira sans nostalgie aucune de la relique du temps où l’on faisait ses dents sur le biberon ou le sein de maman. Puis au réveil, on trouvera un peu de monnaie sous l’oreiller – on feindra la surprise mais on le savait bien, que la Petite Souris allait passer –, et ce sera le début des tirelires, des projets. Petit à petit poindront de jolies dentelures qui s’émousseront au fil des années comme le talon d’une chaussure ; mais il est bien trop tôt pour y penser. D’ailleurs beaucoup restent à tomber, et ne tomberont qu’afin de mieux repousser encore. Comme les cerises du cerisier.

264

Je ne savais pas que certaines enseignes d’hypermarchés étaient partenaires de l’opération Prospectus Utiles : au lieu de les jeter, tels quels, en boule ou par lot de dix, les déchirer en confettis, s’en servir de tapis de change nomade, de cale pour table défaillante ou d’emballage pour chewing-gum usagé, le client bon élève peut aujourd’hui rapporter en boutique les dépliants publicitaires dont il avait obtenu la garde exclusive depuis un étrange tour de passe-passe. Jusqu’ici, l’intention paraît louable. Je deviens plus sceptique quand j’apprends que les dons sont limités à 3 prospectus par personne et par semaine… On a connu des offres plus généreuses de la part de ces grands distributeurs qui, pour deux gros pots de pâte à tartiner achetés le même jour, sur présentation de la carte fidélité à scanner avant la touche total, et dans la limite des stocks disponibles, nous promettent au minimum le double de coups de caddie dans les tibias.

Jeanne, qu’on appelle « la caissière », découpe dans les catalogues du magasin tout ce qu’elle réussit à ne pas acheter. Et ça la rend fière, se priver du superflu, rester insensible à tous ces produits ultra-tentants et ultra-transformés qu’elle colle avec glu et abnégation dans son carnet à spirales ; lequel s’épaissit aussi rapidement que la texture des yaourts allégés à chaque nouvelle recette. Feuilleter ces pages, nourrir et combattre la frustration vaine, c’était son passe-temps du dimanche, du temps où elle ne travaillait pas, où personne n’achetait rien, ce jour-là.

« 1 prospectus rapporté = 2 centimes pour la recherche sur la maladie d’Alzheimer ». C’est ce qu’on peut lire sur le prospectus utile faisant la publicité de l’opération Prospectus Utiles. Jeanne pense que c’est vraiment bizarre de saturer la mémoire immédiate des clients avec des publicités neurodégénératives, des offres toujours plus agressives et des couleurs criardes, et de soudain se soucier de leurs trous de mémoire. Et puis, c’est vouloir se donner bonne conscience que de penser santé publique et diminution de l’empreinte écologique alors qu’il faut bien prendre la voiture qui pollue pour atteindre ces grandes surfaces de bonté… Leur prise de conscience, c’est vraiment comme un cheveu sur la soupe en brique.

Quand Joseph prend conscience que c’est dimanche, il va faire les « grosses courses », pour commencer la semaine sans trop de manques. C’est souvent Jeanne qui fait défiler ses articles et lui tend le catalogue des promotions à venir parce que c’est son travail. Il demande toujours deux cabas réutilisables qu’il oublie toujours de réutiliser. Il doit en compter une cinquantaine chez lui, à l’instar de ces prospectus à rapporter, classés du plus vieux au plus récent. Bien disciplinée, la pile attend depuis maintenant plusieurs semaines en plein milieu de l’entrée, pour y penser. Il aimerait pourtant beaucoup participer à l’Opération, et aussi manger plus de poissons gras comme son médecin lui a conseillé, mais il n’y a jamais de promotion sur les poissons gras. Une fois les courses chargées dans le coffre de sa voiture, il retrouve la liste de courses dans la portière — elle était donc là !, constate qu’il a encore fait l’impasse sur la moutarde, le riz basmati et le gros sel. Sur le chemin du retour, il s’arrêtera à la petite boulangerie qui ferme à midi et demandera un sachet de viennoiseries de la veille parce qu’il pense qu’on est déjà demain et qu’il n’aime pas le gâchis.

263

La rue est noire comme un ongle prêt à tomber. Il est environ deux heures du matin. À cette heure-là, les personnes que l’on croise sont à fuir ou à sauver. Je porte sous un assez long manteau de laine un vieux pyjama, sale et distendu. Je ne devrais pas être dehors. En plus, je coule du nez.

Mon regard se raccroche au réverbère que je discerne au loin, et tandis qu’approche la lumière, je constate qu’il s’agit en réalité d’une masse de cheveux clairs : une femme apparaît, salopette à même la peau, espadrilles aux pieds. Elle n’a pas l’air en forme. Si son visage ne luisait pas comme une ampoule, on ne verrait rien d’autre que ses idées noires. Visiblement, elle s’apprête à rejoindre le trottoir où je marche sur des œufs que je dirais brouillés (j’ai claqué la porte très fort en partant). Elle m’aborde, demande une cigarette, me tend un mouchoir. Je sens qu’elle a besoin de parler, je le sens aussi franchement que l’odeur de la neige (c’est bientôt l’hiver).

Elle me dit fuir son domicile où l’attendent médecins et policiers. Ils veulent la ramener de force à l’hôpital mais elle n’est pas folle ! Elle est quelqu’un d’on ne peut plus normal. Elle a été prise au piège, c’est une tragédie comme on en voit à la télé : elle a été victime de bavures policières, de mauvais diagnostics… Le cercle vicieux classique. Elle tient à me prouver comme elle est une bonne personne en m’énumérant ses projets : elle va cambrioler des musées pour sauver les œuvres d’art incomprises et des bibliothèques pour sauver les livres du pilon, elle s’introduira dans les abattoirs pour libérer les animaux abattus et dans les pharmacies pour brûler tous les médicaments qui ont tué ses parents ; aussi, elle aimerait bien dévaliser une banque parce qu’elle avoue manquer un peu d’argent. C’est pas remboursé par la sécurité sociale, la sécurité. On lui a tout pris, et elle s’en arrache les cheveux déjà blancs à cause du souci, s’en mord les doigts et même les cuticules.

Pour l’heure, elle doit trouver refuge chez un ami, le seul qu’il lui reste, le seul qui ne la prend pas pour une folle ou une terroriste. A plusieurs reprises, elle me demande confirmation : pas vrai qu’elle n’a rien ni d’une folle ni d’une terroriste ? J’opine du bonnet. C’est à ce moment précis – en constatant que mes oreilles ne sont pas assez couvertes – que je lui conseille de porter des habits chauds quand il fait froid parce que les gens normaux adaptent leur garde-robe à la saison. Je dis ça pour elle, pour l’aider. Moi, elle ne me terrorise pas du tout, je sais bien qu’elle n’est pas folle à lier, tout au plus un peu terrorisée – davantage terrorisée que terroriste, je juge bon de préciser. Mais tout le monde n’a pas mon ouverture d’esprit, et ça se voit peut-être un peu trop qu’elle vit en dehors de la réalité… En soi, ce n’est pas un crime, bien au contraire ! C’est bien aussi, d’enjoliver.

A la suite de quoi, chacune reprit par la main son petit bonhomme de chemin parti en éclaireur.

262

Je ne sais pas combien de cheveux par jour je perds ; et ce qui m’ennuie le plus n’est pas tant la preuve indéniable d’une carence mère que de la retrouver à même le sol. Cet irrépressible besoin alors de l’aspirer.

261

Vous recevrez la tombe en kit à votre domicile, ce qui ne vous dispensera pas d’aller au cimetière. Vous assemblerez les pièces sur place, parmi les autres tombes moins sécables, elles, mais où se recueilleront des gens un peu plus décomposés. Dignement ensuite, vous érigerez le monument fait par vos soins et vous empresserez de prendre une photo du résultat ; un like est déjà une petite condoléance.

Tout est fourni : notice explicative, tube de silicone, équerres et chevilles de fixation. Lorsque la commande dépasse les 1998,99 € (gerbe comprise), vous sera offerte une belle boîte de mouchoirs laquée, format familial. On sait que les personnes en deuil sont généralement d’une grande fébrilité, c’est pourquoi le kit se veut à la portée de tous, même des moins habiles, même des plus affligés. Rien à voir avec le montage d’une cuisine équipée ou un atelier d’origami : le travail est ici prémâché, la tombe et la stèle prédécoupées. Le temps de pose ne devrait pas excéder une heure et demie. Comme les nuggets en barquette, il suffira de reconstituer. Et sous la panure, plus rien ne se décèlera des pièces détachées.

Un peu de bricolage pour se changer les esprits, pourquoi pas. Après tout, ce n’est pas plus bête que de ranger les cotons-tiges en ligne horizontale sur le rebord de la baignoire ou recoudre les boutons un peu flasques de vêtements désolés. Au sein de l’appartement resté vide, je me souviens avoir entrepris un grand ménage de printemps alors que nous étions en hiver. Les pompiers n’avaient pas enlevé leurs chaussures, et puis il me fallait beaucoup d’ordre. J’avais tout étiqueté. Tout sauf la douleur. Ça n’aurait de toute façon pas bien collé sur la plaie ouverte.

Les émotions n’adhèrent jamais parfaitement à leur objet.

260

Un perroquet géant – disons de la hauteur d’un lama et de l’envergure d’un albatros hurleur – vient de cogner contre la vitre de ma cuisine, comme le font parfois certaines mouches butées. Le choc a été si fort que j’ai sursauté. Je quitte mon thé qui n’a pas ôté pas ma toux, et m’approche doucement des rideaux aux motifs décolorés par le soleil… Il est là, sur la balustrade, le bec un peu de traviole et les plumes toute froissées. Leurs couleurs se marient étrangement bien avec celles de mon cendrier d’extérieur et des jardinières suspendues à mon cou : le balcon, revenu de tout, pour ne pas dire foncièrement dépressif, en deviendrait presque accueillant. (La raison pour laquelle je me fais cette réflexion sur l’harmonie des couleurs au lieu d’immédiatement porter secours au pauvre psittacidé, c’est que j’avais écouté une émission sur la chromothérapie juste avant de m’endormir.)

Il semble en avoir vraiment plein les pattes ! Lesquelles, je le constate, ne sont pas baguées. C’est donc un oiseau libre, un indépendant. Peut-être attend-il que je l’héberge un temps… Soucieuse de son état de santé autant que du fait qu’il puisse s’introduire chez moi, je juge préférable de n’entrouvrir la porte-fenêtre que de quelques centimètres. Il me dit bonjour. Bonjour. Il a eu un petit souci d’orientation, il ne voulait pas du tout atterrir ici. Il me présente ses plus plates excuses, plates comme un pigeon écrasé sur le bord de la route. Il doit parler fort sans s’en rendre compte parce qu’il a les oreilles bouchées à cause des changements d’altitude. Il déteste la montagne. Le relief, ce calvaire… Vers où allait-il ? Il rejoignait le Sud. Ah, le Sud, l’azur… Bien sûr, il m’enverra une carte postale, un porte-clefs et un savon. Il n’a finalement pas l’air méchant, me rassure, j’ouvre la fenêtre en grand. Il poursuit : il a pris froid et le mauvais temps en horreur. A mon tour, je le rassure un peu : ici, le soleil brille parfois, il suffit de constater la décoloration des rideaux. D’eau, un verre ? Je le lui sers. Il s’excuse encore pour la gêne occasionnée. Me faire peur, ce n’était vraiment pas son intention ! Que d’attentions… Comme les perroquets oniriques sont galants, qu’ils s’expriment bien ! Je sais qu’il répète un discours appris par cœur (je vois l’antisèche des bonnes manières sous son aile gauche), mais décide de fermer les yeux sur ce détail et lui ouvre grand les bras, qui le serrent fort. Il se raidit aussitôt. Il n’a pas donné son consentement pour un tel rapprochement physique qui, bien qu’empli de bonne volonté, est tout à fait inattendu voire un brin envahissant. Il revendique sa liberté d’action, ne compte pas fermer les yeux sur ce geste déplacé. Je rectifie : d’affection. De guerre lasse, je lui tends du masking tape pour qu’il se cloue le bec sans non plus causer d’irréversibles dommages.

De toute façon, il est l’heure de lui dire bon vent : j’entends au loin les prémices du tapage diurne. Aussi la vessie pèse-t-elle un peu, signe que le jour ne va pas tarder à s’étirer, achopper sur ma paupière, y frapper les trois coups. Je me demande si j’arriverais à déchiffrer ce que la main somnambule aura écrit durant la nuit, ce qu’elle en aura retenu. Toutefois, avant d’ouvrir les yeux, je tiens à quitter l’endroit comme je l’ai trouvé : je prends le temps de finir ma tasse de thé restée sur la table de la cuisine, j’éteins toutes les lumières, ferme bien hermétiquement les fenêtres et baisse le thermostat parce que ça ne sert à rien de chauffer les oiseaux, et surtout pas les oiseaux qui vont vers le sud.

259

D’où provenait cette eau-de-vie de 20 ans d’âge – cave abandonnée, ferme cambriolée, simple gardiennage, troc en bonne et due forme, héritage d’un parent très lointain (presque flou), bonne affaire, libre-service heureux –, impossible de le savoir. Nos interrogations restaient en suspens ; nous ne les pressions pas de rejoindre la terre ferme. (C’est toujours bien, un peu de mystère, dans la vie d’un couple.)

Il s’agissait précisément d’une vieille prune de 1998, 40 degrés, une liqueur très rare. Il fallait croire sur parole ce marchand ambulant : lui seul avait vu l’étiquette d’origine. Pour faciliter la vente, et le transport dans ses multiples cabas, il avait dû transvaser le précieux breuvage dans d’autres récipients, recyclés pour l’occasion qui faisait le larron (bouteilles en plastique, packs de jus de fruits, gourdes, anciens bocaux…). Avec un chic affecté – jambes fléchies, main droite sur le goulot, main gauche soutenant le fond –, il choisit de nous présenter la seule bouteille d’eau gazeuse en verre. L’étiquette piquetée et la rouille sur le goulot étaient gage, dira-t-on, d’authenticité. Ça payait pas de mine comme ça, mais fallait pas se fier aux apparences, il disait. J’étais tout à fait d’accord en théorie mais, dans les faits, toute cette histoire ressemblait un peu à une gentille arnaque, et le zigoto avait tout de même le profil (de dos et de face aussi) de celui qui essaye de joindre les deux bouts. Cet étonnant sommelier s’appelait Maxime, ça sentait un peu fort quand il ouvrait la bouche, mais il était très sympathique et voulait nous faire faire une affaire parce qu’il nous trouvait trop mignons et même nous respectait beaucoup parce qu’il nous avait interceptés dans la rue et qu’on s’était arrêtés, et avec le sourire, et c’était pas si courant. Il insistait pour nous faire goûter, qu’on puisse juger par nous-mêmes de la qualité de sa gnôle. Il dévissa le bouchon en aluminium (rouillé, donc) et le remplit un peu maladroitement, c’est-à-dire plus qu’à ras bords, si bien que le trottoir allait se joindre à nous pour la dégustation. Le buvant de ce minuscule verre improvisé était désagréable, l’aluminium me coupait un peu les lèvres déjà gercées. Le goût de la prune, en revanche, était bien marqué, et ce n’était pas mauvais du tout, fallait l’avouer. Je me dis : ça va finir de terrasser mon angine, et sans doute entamer le lavage de mon estomac. Mon bonhomme, comme l’appelait Max, devinait pour sa part de subtiles notes de camphre et de feuilles séchées. L’équilibre entre les arômes fruités et la rondeur boisée développée au cours du vieillissement était parfait. Bref, il était d’accord pour lui en acheter, mais seulement une demi-bouteille.

S’il ne vendait d’ordinaire qu’au litre, pour nous, il était prêt à transvaser la quantité désirée dans un contenant vide (10 euros les 50 centilitres, c’était très honnête). Problème : il n’en avait pas sous la main. Alors, il héla sa petite copine, jusque-là restée secrète de l’autre côté de l’abribus. Par chance, elle avait une petite bouteille d’eau qui ferait parfaitement l’affaire ! Elle la vida dans la gueule du chien, docile ou assoiffé, puis la tendit à son mec, comme elle appelait Max. Elle lui fit comprendre qu’il bradait trop la marchandise, que 10 euros tout rond, ce n’était pas assez. À quoi il répondit que c’était un geste commercial, et qu’elle s’occupe de ses affaires. A quoi elle répliqua qu’il n’y avait aucun intérêt à fidéliser le client vu leur situation, et que leur boutique se résumait à un caddie qui roulait pas bien.

Mon éternuement fit office de joyeux entracte. La jeune femme rit. Elle aussi était enrhumée, enrhumée d’être à la rue, mais elle allait travailler le lendemain dans un champ, pour remplacer une amie qui avait la grippe. J’entamai une discussion avec elle pendant que les hommes poursuivaient leur petit commerce. On parlait virus, ganglions, grogs et gargarismes. J’avais dans mon sac des pastilles à la propolis, je les lui tendis. Ça pourrait lui servir. Elle refusa : elle trouvait que j’avais vraiment l’air patraque, fallait mieux que je les garde. Ensuite, elle me présenta son chien qui était en fait une chienne : Nouchka. Elle était trop contente qu’on leur achète quelque chose parce qu’ils avaient vraiment besoin de croquettes ; elle me dit de regarder comme elle était maigre, la chienne. On pouvait dénombrer les côtes. Max, lui, rêvait plutôt à un rail de coke. Il ne s’était pas fait ce petit plaisir depuis tellement longtemps… Elle lui jeta cette fois-ci un regard franchement noir. Coke ou croquettes, nous les quittâmes là. Je ne tenais pas à participer au débat.

Nous étions sortis dîner quelque part, notre petite cantine habituelle sans doute : bon rapport qualité-prix, un pichet tout simple, des serviettes en papier, une table pas trop bancale, des couverts bien propres, des verres ballon pour le vin et sans pied pour le reste. On n’était pas difficile. Main dans la main, nous reprîmes notre pas dynamique (il faisait faim et frisquet). Dans le sac en bandoulière, la prune cliquetait contre notre trousseau de clefs.

258

Il n’est pas toujours évident de distinguer les lentes de certaines pellicules, et les cheveux décolorés ne facilitent pas du tout le travail de détection ; par principe de précaution, je devais me rendre à la pharmacie, bien décidée à évincer toute menace potentielle. Une réponse forte serait apportée même si le problème restait pour l’instant théorique, et toutes questions rhétoriques : est-ce ici leur place ? quel effroi me glace ? devrais-je m’inquiéter d’une intuition ? Enfant, il est vrai que je n’ai jamais fait partie de cette catégorie marginalisée des « têtes à poux », que l’on bannissait de l’école et qualifiait de sales. Il existe des territoires capillaires que la chance déserte depuis l’origine. Ce n’était pas mon cas. Toutefois, sur les petites têtes blondes et insouciantes d’Eugénie et Louane, les poux étaient bien réels. Aucun doute : ils avaient réussi à s’introduire dans l’école. Je les avais immédiatement repérés alors que je lisais à haute voix l’histoire de Madame Câlin, assise au milieu du danger. Les envahisseurs étaient là depuis quelques jours, commençaient sans doute à trouver le paysage ennuyeux, cherchaient de nouvelles têtes où trafiquer. Tandis que je les guettais d’un œil inquiet, ils me regardaient droit dans les yeux, menaçants. Je les voyais venir, avec leur démarche nonchalante… Intimidée, je changeais de banc, voire de cour de récréation. J’allais surveiller les plus grands, là où la mignonnerie se faisait plus discrète, et surtout moins tactile. Aussi renforçai-je les contrôles à l’entrée et à la sortie de l’établissement scolaire, dans le hall de la garderie et dans le dortoir des tout-petits, les zones prioritaires étant la tête des enfants de moins de six ans. Bien entendu, sur la voie publique, il fallait éviter les coups de tête, même fugaces, et les accolades qui s’éternisaient trop ; quant aux trafics de casquettes, chouchous, bonnets, serre-têtes, oreilles de chat ou couronnes de licorne, petits nœuds, foulards et turbans, ils étaient rigoureusement interdits afin d’éviter toute contamination directe. Et quand, malgré tout cet arsenal, je me sentais encore en insécurité, je me réfugiais dans la Salle des Maîtres, ultime bunker du corps enseignant.

J’arrêtai de m’arracher la moitié des cheveux et me mis donc en tête d’agir avec plus de stratégie et de sang-froid. Une fois arrivée à la pharmacie, je n’eus pas à chercher la protection bien longtemps. Je fus accueillie par une horde de rayons dédiés aux poux, lesquels volaient momentanément la vedette aux moustiques (il existe aussi une espèce d’alternance démocratique chez les nuisibles). Les murs étaient tapissés d’affiches qui célébraient la reconquête de l’espace capillaire au moyen de formules radicales et somme toute explicites : Zappons les poux (Zapoux), Exit les poux (Pouxit), Négativons les poux (Négapoux) ! Les publicités se voulaient offensives, mais aussi rassurantes pour l’avenir : on y voyait de bonnes mères de famille hisser à nouveau sur chaque mèche, dans chaque follicule, le drapeau de la République — ou peut-être était-ce seulement un label « Made in France » estampillé au mauvais endroit. Toujours est-il que les poux n’allaient pas faire régner leur loi !

Plutôt pacifique, je ne cherchais pour ma part qu’une petite lotion préventive à base de lavande. C’est alors qu’un étrange instrument attira mon attention : ça ressemblait à un taser. En fait, ça détectait les parasites grâce à une diode électroluminescente rouge, et leur envoyait alors 100 volts dans les pattes (c’était inoffensif pour nos cheveux, on nous l’assurait). Ce peigne électrique, à la prise en main remarquable, se présentait comme « l’alternative de choc aux traitements médicaux pour tuer les nuisibles », une gommette dorée précisait avec fierté qu’il était « approuvé par les Familles ». On trouvait l’équivalent pour les tiques, m’informa la pharmacienne (dont le rôle était d’informer le citoyen et de lui donner les moyens de dissuader le parasite) : à cause du changement climatique, il faudrait aussi s’en méfier l’hiver. La fonction barrière de la peau était véritablement au centre de toutes les préoccupations.

Il n’est plus question de s’attacher aux hommes, à la fin.

257

Les chinois mangent tout ce qui est sous l’eau sauf les sous-marins, tout ce qui vole sauf les avions, et tout ce qui est sur terre sauf les voitures. C’est du moins ce que m’apprend le dicton populaire. Le gourmet sinophone jouit en effet d’une inépuisable inventivité qu’il met au service de son idéal esthésique : il cherche la flaveur inouïe, aspire à l’insolite, et nous sommes servis ! Des pénis de moutons en brochettes, des yeux de thon bouillis, une soupe de nids d’oiseaux, des testicules de poulet en bouillon, des embryons de canards cuits à la vapeur dans leur coquille quelques jours seulement avant éclosion, ainsi qu’un œuf de cent ans, quelques vers à soie et une paire d’holothuries à la sauce aigre-douce… Le dicton dit sans doute vrai : les chinois mangent d’à peu près tout. Tout, en somme, sauf les machines construites par l’homme ; et quand je pense que l’ouvre-boîte est apparu quarante ans après la conserve, je me fais du souci quant à la survie de notre espèce. Aurions-nous bon goût, réchauffés ?

Pendant ce temps, à Palavas-les-Flots, l’iode remplace le glutamate, le grand plongeon le bain-marie. Et la mer, ça creuse. On choisira son homard en tapant 1, 2 ou 3 sur la vitre. Celui-là qui a l’air triste. Celui-ci, plutôt ! Il me semble bien plus gros que l’autre. Tout ce qu’on peut faire en appuyant sur un bouton, défaire celui du pantalon, s’exploser la panse ! Au moment du café, on glisse dans sa poche le petit biscuit posé à côté de la tasse, bien emballé dans son sachet individuel, pour plus tard. Les couteaux, pour l’heure tranquilles, reposent entre les dents des fourchettes, appuis-tête. Les serviettes sont sales et froissées, les nappes ont épongé les drames, elles ont le sentiment du travail bien fait. Le service est continu, les réapprovisionnements quotidiens, le buffet est froid, à volonté, tout va bien. On est dans son assiette, on prend son temps, rien ne risque plus de refroidir.

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Je ne saurais retracer le cours des événements : ces derniers temps, je n’ai pas tenu mon journal avec grande assiduité. Aucune trace de ce que j’ai fait, ce qui m’a faite, ce qu’il en est. Plus d’un mois d’ellipse – qu’est-il donc arrivé ? Nous ne sommes pas à jour, non plus dans la nuit ; j’ai simplement oublié l’oubli.

Je l’ouvre là où il m’a laissée, sur la phrase de Florie, une amie : il est intolérable d’oublier la vie. Et de penser que si je n’ai rien retenu depuis, c’est parce que j’avais plutôt vécu.

255

Je ne savais pas que le slogan des Bandidos était « nous sommes les gens que nos parents nous disaient d’éviter ». Redoutable stratégie de dissuasion, pensai-je… De toute évidence, j’allais faire preuve de civisme et de discrétion : je ne tenais pas spécialement à être la cible d’une telle publicité « coup de poing ». La scène qui va suivre sera donc tous publics.

J’avais finalement accepté de faire cette randonnée (en réalité une petite marche, néanmoins rapide, néanmoins sous le soleil de midi, et néanmoins le long des étangs envahis de moustiques), dans le seul but de mieux dormir le soir, et de pouvoir m’affaler sans mauvaise conscience à la terrasse d’un bar lounge, dont la décoration se mariait en général fort bien avec l’extravagance de mes lunettes de soleil. Lorsque j’arrivai au bistrot des Vedettes, je remarquai, à l’ouïe d’abord, une famille de motards installée à la table voisine. Du fait de son imposante carrure — j’estimais sa largeur à trois matelas gonflables, ou un seul pédalo —, celui que je supposais être le père masquait les autres membres de la famille mais, à force d’observation, je parvins à distinguer une femme excessivement musclée, qui avait le crâne rasé, et deux fillettes très turbulentes. Tout en criant et en mimant le bruit des moteurs, elles faisaient rouler sur le sol rocailleux deux petites poussettes garnies de peluches et de poupées. En somme, ils étaient un peu gênants. Civilisée, je tâchais de contenir mon agacement, même si je ressentais une furieuse envie de pousser une gueulante comme aurait dit mon grand-père. Heureusement pour eux, j’avais d’autres priorités : que mes jambes adynamiques s’étendent avec délice sur la chaise longue constellée de fientes de mouettes, et que l’on vienne au plus vite me délivrer d’un seuil de déshydratation critique. J’attendais ma commande comme le Messie ; c’est Clément qui apparut.

Il s’occupait des deux terrasses et semblait débordé, mais surtout anxieux : il tremblait de même que son plateau, et ses genoux s’entrechoquaient comme deux glaçons. Je me faisais du souci pour nos consommations. Avant même de prendre ma commande, Clément jugea bon de m’informer du caractère potentiellement très dangereux de ces gens-là (il leva le menton en direction des Bandidos). En constatant mon agacement — mes dents serrées avaient dû trahir ce que je pensais contenir avec aisance —, il s’était aussi décidé à me révéler leur effroyable slogan. Par-dessus tout, il voulait éviter un drame qui pourrait grandement ternir l’image du bar ainsi que quelques visages. (Je pensai qu’il exagérait un peu mais, par mesure de précaution, je desserrai les dents, pris véritablement l’humeur lounge.)

Occupée à extraire les pépins de mes tranches de citron, je n’avais pas vu le groupe s’agrandir. Deux nouveaux Bandidos avaient rejoint la famille. Les motos garées à côté du grand flamant rose décoratif devaient être les leurs. Je fus intriguée par la mention « Club 1% » qu’ils portaient sur leur blouson ainsi que sur certains tatouages. Je fis signe au serveur ; décidément très à l’écoute du client, il rappliqua immédiatement. Alors il m’expliqua qu’il s’agissait du pourcentage de motards dont il fallait se méfier le plus : des hors-la-loi capables de former une armée en deux coups de téléphone, qui traficotaient, magouillaient et tuaient s’il le fallait, sans hésitation. Ce garçon-là, c’était mieux que Wikipédia. Je commençais à comprendre pourquoi il faisait preuve d’autant de prudence ; il finit même par me confier qu’il n’osait interrompre une conversation entre l’armoire à glace et la boule à zéro pour rendre la monnaie. Je tentai de le rassurer, lui proposai d’aller rendre la monnaie à sa place. Il refusa catégoriquement ! Il voulait m’éviter une mort subite ; j’avais pris goût à son emphase.

Lions, hyènes et léopards chevauchèrent leurs motos et partirent retrouver leur jungle ; je réalisai qu’ils m’avaient quand même un peu volé la vedette. Clément n’avait eu d’yeux que pour eux. D’ailleurs, il avait fini son service — sur les rotules, assurément. Un autre serveur avait pris le relais. Il semblait plus assuré, moins sympathique. Malgré la succion exercée par l’assise — trop basse —, je parvins à m’extraire de la chaise longue dont le tressage plastifié resterait gravé sur l’arrière de mes cuisses jusqu’au lendemain soir. Marque d’une pause sans doute trop longue, difficilement justifiable auprès des autres marcheurs… Je rentrai en bus ; le paysage défilait. Mon front, lui, transférait son excès de sébum sur la vitre déjà couverte d’empreintes. Au fond, l’observation fait toujours œuvre de décalcomanie.

254

Je ne savais pas que la pétanque devait son nom au fait qu’elle se pratique les  tanqués, autrement dit les pieds fixes et joints, dans le sol comme un pieu. En d’autres circonstances, c’est sûr, on aurait rapidement perçu mon potentiel en la matière ; malheureusement, la station de métro Saxe-Gambetta à l’heure de pointe ne permettait pas de rendre justice à mon aplomb naturel. Habituée à respecter les distances – et à les apprécier plus que de raison –, j’étais incapable de prendre part au jeu qui s’opérait devant moi. La rame surchargée ne semblait d’ailleurs pas tenir mieux sur ses jambes. Nous tanguions tous, avec l’impatience d’un métronome ; et de mon côté, j’attendais nerveusement le moment où je serai bousculée à l’instar du cochonnet.

Encore à peu près lucide, je constatais l’absence de compatibilité entre mon corps et les rares trouées perceptibles : je ne rentrerai pas là-bas dedans en un seul morceau. Impossible. Quand le signal sonore de la fermeture des portes résonna, menaçant, plusieurs passagers manquèrent d’être coupés en deux. Sauvés de justesse, ils réalisèrent rapidement qu’ils n’étaient pas au bout de leurs peines. Superposés et humides, ils transféraient les uns sur les autres telles des impressions trop fraîches. Je ne distinguais plus les traits des visages ; seuls quelques sourires perçaient les vitres grasses et, mis ensemble, formaient une seule et même bouche. Un strombe géant. Plusieurs vagues se dérobèrent sous mes pieds.

J’échouai finalement sur un littoral, que je ne voyais pas encore sous le meilleur des angles mais qui semblait plus stable. Miracle : étendue là, on évitait de me marcher dessus, comme l’on prend soin de contourner les algues.

253

Ils ne savaient pas quoi faire de ce surprenant butin : une planche de la chronique de Nuremberg de 1496 décrivant la chute d’Ensisheim ; un dessin inédit de Théodore Monod ; une édition originale des Aventures de Tintin et une autre des Voyages extraordinaires de Jules Verne ; quatre tableaux de l’artiste contemporain RAF ; la coupe d’un arbre, témoin de l’événement de la Toungouska – l’explosion d’un corps céleste aux conséquences inouïes, qui a notamment détruit une partie de la forêt sibérienne, en 1908 ; enfin, plusieurs dizaines de météorites, dont un précieux échantillon de la chondrite que Madame Comette (la fameuse) avait reçue sur le toit de sa maison, et que le minéralogiste Alain Carion s’était chargé d’expertiser. Non, vraiment, ça ne se passait pas comme prévu ! Le ciel leur tombait sur la tête, déjà recouverte d’une inesthétique cagoule.

En de pareilles circonstances, je constate, non sans plaisir, que les malfrats donnaient raison à la langue française : ils avaient mal fait. Ainsi avaient-ils agressé la mauvaise personne, non le marchand d’or et de pierres précieuses, mais le passionné de cailloux extraterrestres, j’ai nommé Monsieur Carion. Lequel, pour son malheur, avait la même voiture que la cible escomptée. Les quatre lascars avaient pourtant appliqué le plan à la lettre : attendre sagement, dans la berline noire, la fin du grand salon des minéraux. Suivre le gemmologue, une fois installé dans sa voiture. L’intercepter pendant son trajet et l’éjecter du véhicule à l’aide d’un pied-de-biche, et de beaucoup de sang froid. Pour finir, piller le coffre, récupérer l’or, vérifier la boîte à gants (on faisait ça dans les films du vendredi soir) et, le tout, sans laisser de traces ! Mais voilà qu’ils se retrouvaient avec quelques cailloux tout noirs, et d’autres objets non identifiés, mais nulle pierre de toutes les couleurs comme ils le voulaient. Adieu veau, vache, cochon, couvée… ils repartirent le cœur lourd, les bras légers. Adieu, aussi, les traces d’ADN : déçus mais pas fous, ils mirent le feu à la voiture et à son décevant contenu. En une heure à peine, tout avait brûlé. Arrivé sur place, le minéralogiste ne put que constater le désastre mais, puisqu’un chasseur de météorites jamais ne maudit le ciel, il leva simplement les bras dans sa direction, soucieux d’amortir la chute de ce qui pourrait en tomber.

— Fumée dans l’atmosphère, métempsychose des pierres…

252

Je ne savais pas qu’une météorite vieille de plus de quatre milliards d’années était tombée sur le toit de Martine Comette qui, pour sa part, n’avait pas encore atteint la quarantaine (en matière de longévité, les hommes ne font vraiment pas le poids, et ce, malgré leur gravité). Tuile perforée. Fuite d’eau. Couvreur étonné. Minéralogistes prévenus et avisés. L’ovoïde, une fois extrait de la laine de verre, put être identifié : une chondrite provenant de la ceinture d’astéroïdes entre Mars et Jupiter. Extraordinaire.

Cet événement date déjà de 2011. Depuis, Madame Comette s’est découvert une passion pour l’astronomie, c’est tombé sur elle, comme un cheveu sur la soupe. Aussi jouit-elle d’une grande popularité auprès des minéralogistes et autres chasseurs de météorites qui, pour certains, vont même jusqu’à la qualifier d’idole. D’une pierre deux coups, si je puis dire.

De toute évidence, et c’est bien dommage, elles ne comprennent pas les calembours, les pierres, mais reconnaissons qu’elles inspirent de belles histoires ; histoires que le réel, et sans notre concours, se charge parfois de tirer par les cheveux. Ce doit être pour en stimuler la pousse. (Une astuce entendue chez le coiffeur alors que mes cheveux tombaient par terre. Ils avaient à peine quatre ans.)

251

Je ne savais pas encore comment ces deux personnages s’étaient rencontrés. Par chance, j’avais tout le loisir de conjecturer, d’autant plus qu’il m’était désormais impossible de poursuivre tranquillement la lecture de mon livre… Beaucoup de tables étaient libres mais ils choisirent pourtant celle attenante à la mienne, et je dus me retenir de maugréer en mordant très fort mon crayon. (Étant incapable de me concentrer en présence d’autres clients, je m’installe habituellement aux heures creuses dans des cafés qui font – ou s’apprêtent à faire – faillite ; je vivais aujourd’hui une expérience nouvelle.)

Une chose était tout à fait sûre : l’homme (objectivement barbu) et la femme (subjectivement barbante) ne se connaissaient pas depuis longtemps. En effet, à force de les écouter – et de noter au crayon de papier des bribes de leur échange, sur la page de garde du livre délaissé –, je compris qu’ils avaient fait appel à un site de rencontres extraconjugales. Curieuse coïncidence : avant leur arrivée, je lisais l’histoire de Zahava qui, persuadée que son mari la trompait, décidait d’engager un détective privé. Aussi allais-je me tenir aux aguets du langage, ouïe et regard…

Moi, tu vois, j’adore transmettre et cuisiner. La femme dit que ça tombait bien, car, elle, elle adorait manger. Ma femme a toujours aimé mes recettes, elle préférait l’aspirateur aux casseroles, et moi l’inverse, on s’accordait bien pour ça. Son interlocutrice n’aimait visiblement ni l’aspirateur ni les casseroles mais était très propre sur elle, et luttait chaque jour contre le diktat orthorexique. Il n’avait pas tout compris et poursuivit donc son histoire. Ça fait des années que c’est la merde avec ma femme. Je fais tout pour qu’elle parte mais elle s’accroche. A quoi ? Je me le demande ! Peut-être à mon agneau en croûte de pain d’épices ! Elle laissa échapper un « miam ». Depuis qu’on a eu les gosses, notre couple n’existe plus du tout. Le gros problème, depuis qu’elle est mère, c’est que je suis devenu son troisième enfant… et j’ai laissé faire ça… et ça m’a bouffé en fait… Je lui en veux pas vraiment. Elle a été éduquée comme ça, elle est très « schémas » : la famille, l’éducation, les règles, tout ça. Une fois la cellule familiale créée, plus rien. On s’est rendu compte qu’il n’y avait plus d’alchimie entre nous. Mais y’en a-t-il déjà eu ? La femme, qui ignorait a priori l’existence des questions rhétoriques, se mit en tête de lui répondre, et lui répondit alors qu’elle ne pouvait pas bien savoir s’il y avait eu de l’alchimie ou non, car elle ne les avait jamais vus ensemble, et elle ne voulait pas répondre sans preuves valables, parce qu’elle était quelqu’un d’intègre.

Moi, je suis trop entière, entière en tout, même les clopes, tu vois, je fumais deux paquets par jour, et du jour au lendemain, plus une seule. D’un coup. Entière : adjectif qu’elle répétera un nombre incalculable de fois. Et ça me porte préjudice parce que soit j’ai confiance, soit pas. Je vais pas me raconter des histoires, me convaincre que j’ai confiance si j’ai pas confiance, tu vois ?  De toute évidence, il voyait très bien. Notamment l’entièreté de son corps et de sa morphologie en 8, avantageusement moulée dans une robe fourreau, ce qui le dépaysait beaucoup parce que sa femme, elle, était en forme de poire, ou de triangle, ou de A, ou de pyramide (selon ses enfants, il y avait différentes façon de le dire, mais qu’une seule façon de le vivre, c’est-à-dire mal, et très très mal avant, pendant, et après le dîner, donc c’était pas le moment d’embêter maman).

Et puis, j’ai perdu le fil de la conversation… Les transitions étaient de plus en plus incongrues, et les phrases devenaient difficiles à saisir avec le bruit ambiant. Rappelons aussi que je débutais dans l’art de l’indiscrétion ! Je crois me souvenir qu’ils ont parlé cuisine intégrée, absorbeur d’humidité, abonnement de cinéma et tarif réduit pour l’accompagnant (comprenez : il voulait qu’elle l’invite voir un film). Le barbu a aussi tenté de lui expliquer son métier, mais je ne saurais dire s’il s’occupait d’adolescents handicapés, de jeunes sportifs ou de détenus récidivistes… Il devait faire en sorte qu’ils ne se tapent pas trop dessus, qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes sans trop s’attacher à lui, parce qu’il avait déjà assez de choses à gérer, et ne voulait pas devoir encore gérer les émotions des autres, parce que c’est dur d’être entouré de malades. Des fois, j’aimerais être un robot. C’est à ce moment-là que son téléphone avait sonné. C’était un automate. Prospection commerciale. Il mit fin à la discussion de façon abrupte et autoritaire. Je ne suis pas intéressé et j’ai actuellement beaucoup de choses sur le feu, rappelez dans un ou deux ans. Alors, l’occasion était trop belle : elle s’exclama que lui aussi était entier ! Avec quelle façon il avait raccroché au nez de l’importun ! Une telle gémellité en matière d’entièreté l’enthousiasmait au plus haut point. Je les avais donc quittés dans de très bonnes dispositions.

En chemin, je croisai la route d’une dame en forme de poire, mais de poire plutôt allongée, une jolie abate. Je la suivis. J’avais presque envie de la serrer dans mes bras, parce que j’ai toujours des accès d’empathie entre 17 et 20 heures, et beaucoup de sympathie pour les fruits. Au bout de quelques minutes, elle entra dans un immeuble, je courus pour retenir la porte ; elle se referma devant moi. C’est alors qu’une éclatante plaque en laiton – apposée au-dessus de celle, plus défraîchie, d’un notaire – me tapa l’œil : Agence Alpes Investigations.

250

Je sais maintenant qu’au fond du puits béant se trouve un trampoline.

Il m’a fallu l’expérimenter plusieurs fois,
et il me faudra l’expérimenter encore,
pour en avoir l’éphémère certitude :
notre toile de fond, même cousue
de fil blanc, n’est jamais à l’abri
d’un salutaire rebondissement.

249

Je ne savais pas qu’une paire de dents de sagesse étaient « sorties de l’os » – mais non encore de la gencive – du côté droit de ma mâchoire. Contre toute attente. En effet, si j’avais pris rendez-vous chez le dentiste en urgence, c’était en raison d’une douleur du côté gauche ; j’étais persuadée qu’à cet endroit, et à cet endroit seulement, voulait poindre la sagesse. (Et puisqu’on nous conseille à tout bout de champ de croquer la vie à pleines dents, j’étais prête à accepter ces deux nouveaux occupants s’ils me rendaient quelques services et ne dérangeaient pas trop le voisinage.) Après avoir bénéficié d’un panoramique dentaire – la tête prisonnière d’un curieux dispositif et la bouche figée dans un effrayant rictus, j’expérimentais une version nouvelle de la technique « Ludovico » d’Orange Mécanique –, je dus pourtant admettre qu’à gauche, il n’y avait rien, absolument rien, pas même un germe…

La sagesse ne se loge en définitive jamais où l’on croit. Tout contre l’attente, et en creusant bien, il est néanmoins possible d’en trouver un agréable substitut – à moins qu’il n’en constitue la racine même, ou juste le chemin – sous la plante des pieds qui s’offrent au massage, dans les traits d’un visage fait à main levée, au cours d’une longue vie de menus apprentissages…

248

Je ne sais pas qui frappe à la porte. Je suis en train de passer la serpillière dans la cuisine ; je me fige alors. Tapie, la tête baissée. Ne faisant plus aucun bruit. Restant en apnée, dans le verre d’eau où je me noie. (Et je préfère encore m’y noyer que le faire déborder.) Je lave le sol ; personne ne peut entrer quand un sol est mouillé. S’il était sale, encore… Au bout de quelques secondes, quand il me semble que la présence s’est éloignée, je m’approche, moi, du judas de la porte d’entrée. Sur la pointe des pieds. J’aperçois alors Odette, ma grand-mère. La mère de ma mère. Comme d’habitude, elle semble avoir vingt ans. Je devine un petit paquet entre ses mains. Je pose la mienne sur la poignée, le cœur soudain plein d’hospitalité ; mais elle repart en sautillant avant que je ne puisse lui ouvrir.

Seuls mes yeux s’ouvrent. Je laisserais donc sur le seuil les vivants non moins que les morts… J’aurais tant aimé lui sauter dans les bras, et que nous marchions – que nous dansions même ! – ensemble, sur le lino humide. Humide, il aurait gardé la trace de nos pas.

En prenant mon café, quelques heures plus tard, je me rends compte qu’elle est toujours à la porte, qu’elle est la porte en réalité. Je l’ouvre alors. Ainsi que ce curieux petit paquet qui contenait toute son idée.

247

Je ne savais pas que le rapport de la Cour des comptes comportait 1300 pages, 27 chapitres et 98 recommandations. Il excède ainsi, en nombre de feuilles, La Vie mode d’emploi, Le Jeu des perles de verre, Les Frères Karamazov, Belle du Seigneur, La Montagne magique, Notre-Dame de Paris, et jusqu’à l’ensemble des Papiers Collés de Georges Perros ! (Précisons qu’il ne rivalise tout de même pas avec les sept tomes réunis de la Recherche.) Quant à ses conclusions, peu réjouissantes, elles excéderont aussi grand nombre de lecteurs qui, par chance, sauront prendre une figure de circonstance. Bien élevés, ils n’ont pas l’habitude de se fâcher lorsqu’un pavé leur tombe des mains, non plus quand celui-ci vient s’écraser sur leurs pieds. D’ailleurs, tout lecteur qui se respecte garde sous le coude un autre livre, toujours prêt à lui porter secours, comme un gros orteil de rechange, celui de Bataille, par exemple.

Autrement dit, ce solide rapport – difficile à glisser dans la poche, et donc ne convenant pas à la noyade façon Virginia Woolf – constituerait une cale de choix, et lesterait n’importe quelle idée n’ayant pas les pieds sur terre ; la haute idée littéraire.

246

Je ne savais pas que février était un mois de purification. Vu sous l’angle étymologique, il serait donc plein de bonnes intentions. Seulement, j’ai déjà épousé un autre point de vue, un peu moins optimiste ; celui du calendrier révolutionnaire, où les quelques jours de notre mois le plus court se répartissent entre pluviôse et ventôse. Vent, pluie, je n’ose… Pour l’heure, entre deux eaux, je fais la planche, attends le renouveau. Et que se referme la mer dont je suis la plaie.

Februare, purifier, donc. J’ai songé à la sauge, pour l’appartement ; à la carafe filtrante pour l’eau du robinet ; à l’argile rose afin d’oxygéner le visage en douceur ; au sel gris pour le corps et ses callosités ; enfin, menthe poivrée, romarin et radis noir aideront à épurer le foie. L’assainissement de certaines pensées indésirables, en revanche, n’est pas chose aisée. Hautement comédogènes, elles s’encrassent davantage sous nos doigts qui les triturent. A l’origine, pourtant, il ne s’agit que de toutes petites grenouilles se voulant faire aussi grosses qu’un bœuf ; mais on les défie, on se réjouit, même, de les voir à ce point gonfler — bientôt mûres pour la punition, bientôt la crevaison… Il faut dire qu’elles ne se laissent pas attraper facilement, rebondissent de tous les côtés, excellent en dérobade… N’importe quel abcès, furoncle, panaris ou chalazion serait plus facile à percer ! Mieux vaut donc avoir un certain sens de l’acharnement face à ces bêtes-là – à l’idée que l’on s’en fait, surtout.

Ces boutons de pensées, s’ils échappent à l’entendement, et même au tire-comédon, finiront par s’extirper, comme un point noir entre deux ongles fraîchement limés ; mais non sans laisser la trace de deux encoches rouges, encadrant l’ombre au tableau qu’on regardait de trop près. Ce que l’on voulait voir, sinon disparaître, du moins rétrécir, n’aura fait que déteindre sur le reste.

245

Je ne savais pas qu’il existait un fétichisme du mohair – de la combinaison en mohair, pour être exact.

La pratique, qualifiée de déviante, m’apparut tout à fait appropriée, pour ne pas dire convenable, étant donné la saison. En hiver, ce type d’accoutrement passerait presque inaperçu, parmi tous les autres emmitouflés. Il faut dire aussi que je ne m’offusque pas facilement ; et tout engoncée que j’étais, à ce point ensevelie sous plusieurs épaisseurs de vêtements thermorégulateurs préalablement réchauffés sur le radiateur de la cuisine, il m’était de toute façon impossible de lever les bras au ciel. Par chance, me déshabiller langoureusement n’était pas dans mes projets à court ou moyen terme ; j’étais, en somme, dans de parfaites dispositions pour découvrir ce monde nouveau, enveloppant, régressif et duveteux…

Je choisis Atchoum85 en guise d’éclaireur. Je le dénichai sur un forum dédié à la « mohairophilie ». Le pseudonyme de cet utilisateur me fit prendre conscience d’un inconvénient majeur (le mohair fait éternuer), et d’une subtilité synesthésique (l’éternuement peut, aussi, chez certains, être source de plaisir). Les subtilités me sont toujours très sympathiques. Encapuchonné de maille verte, il partageait avec la communauté beaucoup de photographies ; images qui ne m’affriolaient guère malgré toute ma bonne volonté…. (N’importe quelle bouillotte recouverte d’une housse moelleuse aurait eu plus de facilités à m’exciter.) Je les observais, ces photos, comme j’aurais feuilleté un catalogue Phildar qui, cherchant peut-être à élargir sa clientèle, se vante curieusement d’être un « créateur de liens »… Pour nos fétichistes, j’imagine qu’il est l’équivalent du magazine Playboy. De même, la mercerie doit être une adresse incontournable, le temple de l’érotisme ! Ils font vivre un certain savoir-faire, de plus en plus délaissé au profit des vêtements synthétiques, ce qui est finalement tout à leur honneur. A titre d’exemple, Lady Mohair, une Allemande élevée au rang d’idole par les fidèles du tricot, a quitté son poste de comptable et peut aujourd’hui vivre de sa passion pour les aiguilles. Sa notoriété est considérable tant elle sait répondre à toutes les demandes : combinaisons intégrales, passe-montagnes, grosses moufles, gros pulls, gros cols, grosses chaussettes, etc. (L’épithète ici soulignée est très utilisée dans la communauté ; elle rappelle aux individus par trop guindés qu’il ne s’agit pas ici de faire dans la dentelle.)

Les premiers frimas sont attendus avec impatience quand on prend plaisir à s’envelopper, à s’enlainer faudrait-il dire, de la tête aux pieds. Cela étant dit, ce qu’Atchoum85 et les autres considèrent comme une « divine matière » représente, pour ma peau réactive, le diable en personne : ça démange, ça peluche, ça migre sur les autres tissus, dans les cils, dans la bouche, s’apparentant alors à du pollen… La nudité – qui me sied pourtant aussi mal qu’un rideau trop grand et trop large sur une toute petite fenêtre par laquelle le voyeur tentera désespérément de voir quelque chose – me paraît plus commode, malgré tout, pour jouir d’une sexualité épanouissante. Quant à l’entretien d’un tel affublement, oser affronter le regard de la personne en charge du pressing, ou s’échiner à le laver à la main, dans la baignoire, quand les enfants sont couchés… Que d’embarras ! Les bras m’en tombent ! La terre est basse ; le désir si haut.

Assurément, ce texte m’aura donné bien du fil à retordre… Je me suis longtemps demandé par quel bout le prendre, celui de la lorgnette n’étant jamais très satisfaisant. En sus, l’écrivain doit s’assurer de donner à ses écrits, ainsi qu’à son lecteur, quelque respiration (l’asphyxie n’est pas une pratique conseillée en littérature). Je déroule souvent les phrases, comme le chat tire sur l’accroc d’une maille ; il semble que la pelote pourrait se dévider indéfiniment…. J’en appelle alors aux mites ; qu’elles m’aident à aérer cette trame, ce tissu de fables ! Si elles pouvaient écrire, elles feraient certainement d’appréciables trouées, et quelques savantes ellipses.

244

Je ne savais pas qu’il fallait « scarifier le pain pour qu’il se développe ». On n’a pas idée de dire des atrocités pareilles lors d’une émission de cuisine dite grand public ! Les gestes précis de l’incision, ces entailles franches, ces lames bien aiguisées, et le sourire satisfait du boulanger, le tout filmé en gros plan : que de violence ! La veille, déjà, l’on causait « bâtard » et « grosses miches » sans aucune retenue : il n’en fallait pas plus pour que le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel s’empare enfin de l’affaire.

En attendant l’arrêt définitif de l’émission – dont on ignore encore les conséquences chez les fidèles –, un avertissement devra être inséré au début et à la fin du programme : « L’automutilation n’est pas une solution ». Le divertissement est sauf ! Ainsi évitera-t-il de donner trop d’idées aux spectateurs, a fortiori aux spectateurs fragiles – enfants taciturnes, adolescents suicidaires, parents dépressifs, animaux de compagnie délaissés, et tous les optimistes qui, à trop les côtoyer, commencent eux-mêmes à ne plus se sentir très en forme. Aux heures de grande écoute, on ne demande qu’à rester sourd.

Quand j’allumai mon écran – dans le seul but de vérifier si la mesure avait été correctement appliquée –, le programme avait déjà commencé. Le présentateur, par ailleurs Meilleur Ouvrier de France, visitait un établissement familial qui sentait bon le terroir et les animaux en liberté. Le paysage audiovisuel était de nouveau bucolique et riant ; on pouvait s’y promener, en toute sécurité. Dans la maison, régnait un bruit de fond sans fond, uniforme et feutré, un murmure rassérénant… Nulle bribe coriace n’en perturbait le flux. Parfois, je confondais même cette rumeur avec ma pensée ; la télévision continuait de marcher. Les images fondaient sous la dent, les conversations étaient légères comme des balançoires, les visages ronds comme des putti… Alors, les foyers, heureux et sereins, partageaient un moment de convivialité linéaire, juxtaposés tous ensemble face à l’écran, plat comme une aire de repos, un champ de blé sans corbeaux.

243

Je ne sais pas si c’est du fait de mon caractère exclusif mais l’écriture intrusive, inclusive, pardon, m’embarrasse sérieusement. Je la comparerais volontiers à l’alarme incendie de mon voisin : beaucoup de bruit pour rien. (À ce titre, la mienne, qui se plaignait stridemment d’avoir ses piles déchargées, est depuis longtemps démembrée, et recluse au fin fond d’un tiroir.) De fait, la sirène a été programmée dans le seul but de se méfier ; elle prévient, elle suppose, elle invente le danger. C’est une hystérique, je dois le dire sans ménagement. Notre société étant très procédurière, aussi dois-je rappeler que je parle bel et bien de l’objet, non de l’extraordinaire femme à écailles.

Aujourd’hui, la langue ressent autant de pression qu’une cocotte-minute. Si les mots ont le malheur d’oublier ou de vexer quelqu’un.e, on n’hésite pas à les punir sévèrement. Et ce sont eux, alors, que l’on morcelle. Après moult réflexions typographiques pour que le genre masculin « ne l’emporte plus sur le féminin », les promoteur.euse.s de l’écriture inclusive ont finalement porté leur choix sur le point médian, seul caractère considéré comme neutre. La parenthèse, elle, fut rapidement proscrite car faisait paraître la femme accessoire ; à l’inverse, le e majuscule aurait excessivement souligné la terminaison féminine ; quant à la barre oblique, elle risquait de marquer trop violemment une scission entre les deux genres. (N’ayant pas encore une touche à lui seul dédiée sur le clavier, le point du milieu s’acquiert pour l’instant au moyen de combinaisons informatiques compliquées ; c’est pourquoi je privilégierai ici le point ordinaire — à son grand désarroi.)

Ces petits points séparant les lettres couperaient donc les mots pour éviter que l’Hommes ne se divise. Ils ne sont pourtant rien d’autre que des pierres d’achoppement sur un chemin. On me répondra qu’il s’agit là d’un « coup à prendre », d’une simple gymnastique visuelle, mais, quand je lis ces défenseur.euse.s de la langue nouvelle, il n’y a rien à faire, j’ai l’impression d’être à bord d’une carriole qui cahote. Une désagréable alternance d’accélérations et de freinages. Afin de n’invisibiliser personne, on pelotonne tous les genres et les nombres ensemble, mais on les entasse plus qu’on ne les assemble, jusqu’à obtenir  une indétricotable masse ; tout au bout du fil parsemé de nœuds, le sens est à la traîne. Et la phrase, de long fleuve subtil, devient une succession de petites mares.

Enfin, si je respecte les ami.e.s, et plus généralement tous les individu.e.s, qui ne partagent pas mon opinion, je leur saurais gré de remarquer mes efforts : écrire de manière inclusive, j’ai essayé. Suite à cette expérimentation – que je doute renouveler –, permettez-moi cette insensée suggestion en guise de dénouement : ne faudrait-il pas, en somme, se couper le sexe une bonne fois pour toutes, et recommencer à s’exprimer simplement, sans couper la parole à la parole, ni lui mordre sans cesse la langue ?

 

242

Je ne savais pas que chaque pilote de l’armée britannique nouait autour de son cou un foulard d’évasion. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Christopher Clayton Hutton, membre du service de renseignement des armées, eut l’ingénieuse idée d’imprimer les cartes militaires sur de la soie, réputée solide et légère, afin de pouvoir les consulter n’importe où, n’importe quand. Plus aucun risque qu’elles ne flétrissent ou ne se déchirent, même en mauvaise posture, contre les vents, et jusque sous l’eau…

Ni même dans l’océan d’une foule, pensé-je alors… Changement d’époque oblige, peut-être est-il temps de remettre au goût du jour ces astucieux foulards ! C’est en toute modestie, et sans jamais renier l’ancrage historique de ladite invention, que j’espère améliorer de façon significative la qualité de vie de mes concitoyens, piétons piétinés pour la plupart. Il s’agira donc de reproduire sur un foulard la configuration pour le moins labyrinthique du territoire ennemi, habituellement appelé centre commercial ou galerie marchande, afin de pouvoir se sauver plus facilement.

Après avoir subi, durant de longues semaines, l’occupation de Noël, finalement destitué de son grade par un monarque à la couronne imbibée de frangipane (en cette période, le régime est vraiment instable), s’élève une nouvelle menace : les Soldes, bien décidés à s’emparer du trône par la force. Et de persuasion, ils n’en manquent pas : ils sont exclusifs, énormes, monstrueux ; avant de s’y aventurer, il est judicieux de savoir où l’on met les pieds, faute de prendre immédiatement ses jambes à son cou. Trouver les escaliers de secours rapidement, indiquer la localisation et la vitesse d’ouverture des portes automatiques, visualiser immédiatement chaque ruelle escarpée, tous les ponts alentour… La fuite deviendra un véritable jeu d’enfant ! De vous à moi, je pense tenir un bon filon. Il s’agit sans doute d’un marché de niche mais, puisqu’il est justement question de s’extraire de la masse pour mieux rejoindre son nid, j’estime le projet viable, et plutôt bien ciblé. Satisfait ou renversé.

Précisons enfin que, pour plus de sérénité, la vente de ces élégants foulards topographiques s’effectuera en dehors des horaires d’ouverture au public, et uniquement dans certaines embrasures, là où pourront s’échapper quelques pacifiques courants d’air.

241

Je ne savais pas que certaines écoles laissaient aux entreprises la liberté de décider du programme scolaire. En participant ainsi à l’élaboration du contenu de la formation, les futurs employeurs s’assurent que les élèves répondront parfaitement à leurs besoins, et conviendront aux offres d’emploi à venir. Certains trouveront la démarche intelligente, sensée même — elle prépare au monde du travail et on gagne souvent à être préparé. Pourtant, à trop prédire l’aventure, les diseurs, aussi qualifiés soient-ils, la tuent dans l’œuf, empêchant finalement toute intrigue et toute péripétie. A la fin du premier acte, déjà, l’acteur ne croit plus à son texte ; je m’ennuie.

J’imagine ces jeunes diplômés sortir des écoles comme d’une machine à pain ou, plus performant encore, d’un robot multifonction : au bon format, immédiatement prêts à l’emploi. La recette est bien étudiée, elle sera respectée au gramme près. La cuisine est efficace, composée de produits alimentaires semi-élaborés ayant déjà subi stérilisation, épluchage ou pré-cuisson, avant d’être mis sur le marché : blanc d’œuf en poudre, fumet déshydraté, fond de tarte prêt à garnir, viande dépecée et prête à cuire… Il suffit de dérouler la pâte brisée, de verser dans un moule, d’enfourner. Passage instantané entre la poche sous vide et la bouche surprise. Pas le temps de réaliser d’où l’on vient, ni où l’on va. Le bocal s’ouvre sur un beau clac : garantie de sécurité. Le contrat sera de qualité.

Mettre la main à la pâte, c’est aussi apprécier le moment de la levée… Seulement, pendant qu’elle repose, on nous demande toujours de faire quelque chose, en attendant, au risque de passer pour un paresseux aussi difficilement toléré que le gluten ! L’attente n’est pas considérée en soi comme un travail : on n’a pas de temps à prendre. Il en faut pourtant beaucoup à celui qui se surveille comme le lait sur le feu, à la sueur de son front, 365 jours par an, de peur que le corps ne se fige ou que la peau ne se forme ; mais cela ne fait pas partie des compétences attendues. Il apprendra seul à se pardonner de n’être pas conforme.

240

Je ne savais pas que, dans mon dos, était apparue une nouvelle génération de mots : les « trans-sexes ». Le préfixe trans- donne habituellement au mot qu’il accompagne le sens d’au travers, mais je pressentais déjà que tout allait de travers dans cette histoire.

J’ai relevé quelques-uns de ces mots transgéniques : chanteureuses et chanteuseurs (réunion de chanteur et chanteuse) ; iels (réunion de ils et elles) ; celleux (on a compris le principe) ; ceulles ; toustes ; etc. Le but étant, au sein du même mot, de marquer les deux genres afin de n’en privilégier aucun, ou de privilégier les deux, je n’ai pas bien compris. Je ne m’étendrai pas ici sur les terminaisons « bi-genrées », ni sur l’emploi du trait d’union dit « unioniste » : je ne me sens pas de taille face à cette étendue d’inventivité, et ne prendrai pas le risque de faire de l’humour avec ce qui se présente comme très très sérieux.

Pour mieux visualiser le décor où flottaient ces pensées : je faisais la queue pour emporter un café (je ne réfléchis pas qu’allongée, même s’il s’agit selon moi de la position la plus convenable). A un moment, mon regard s’est arrêté sur la vitrine de gâteaux ; gâteaux parfaitement alignés comme tout ce qui a l’air faux. Je fus surtout intriguée par le « brookie » – à l’évidence, un savant mélange entre un cookie et un brownie. C’est bicolore et plutôt ovoïdal, ça semble moelleux au centre et croustillant sur le pourtour. Ça ne me dit rien qui vaille. Une fois déjà, j’ai croisé la route d’une « pizzajita » – mariage peu réussi entre une pizza et une fajita : son impossible assimilation dans l’estomac avait gâté un peu l’idéal de mixité revendiqué. J’en ai conclu que certains mots indigestes devaient nous mettre la puce à l’oreille. Quand ce fut enfin mon tour, la serveuse sembla étonnée que je ne commandasse qu’un café, tout simple. (Je ne suis pas aussi compliquée qu’il n’y paraît, pour un homme qui apprécie le subjonctif imparfait.)

Le bec du percolateur devait être entartré, à moins qu’il ne prît le temps de s’étirer avant de se mettre au travail : mon café tardait à s’écouler. Je patientais alors en imaginant ce que serait ma vie si j’étais reconnue en tant qu’inventeureuse de mots-valises… et si de nouveaux métiers hermaphrodites voyaient le jour : metteureuse de points sur les i, guetteureuse d’espaces insécables, contrôleureuse des accords, rapporteureuse des accents circonflexes ne respectant pas un angle précis de 20°, arrangeureuse d’orthographe, lutteureuse pour l’apprentissage de la lecture… (Là, pour le coup, il s’agirait vraiment d’une lutte heureuse : bienvenue.) Beaucoup d’idées se télescopaient tandis que, dehors, les passants encapuchonnés tâchaient de s’éviter. Ils se ressemblaient tous, comme les gâteaux bien calibrés de la vitrine désormais recouverte de traces de doigts. Enfin, mon café était prêt, lui aussi encapuchonné ! Je décidai finalement de le boire sur place, dans l’un des nombreux canapégueux de l’espace collectif qui se vantait d’être chauffé et doté de la Wi-Fi. Ainsi calfeutrée, j’allais pouvoir satisfaire ces grouillantes pensées qui réclamaient toute mon attention, comme si chacune voulait sa part du gâteau, et peut-être même ma peau, les coquines… De véritables enfants !

Evidemment, elles étaient déjà toutes pardonnées. Au fond, une mère prend son enfant comme il est ; fille ou garçon, retardataire ou prématuré, les fesses devant, les jambes en l’air, le menton fuyant… Beaucoup refusent même de connaître son sexe avant la naissance : elles savent qu’elles l’aimeront de toute façon, comme il viendra, alors, quelle importance ? J’adopte la même attitude avec les mots, les accueille comme ils sont, à l’origine, avec leurs particularités et leurs défauts ; et j’essaye de faire de jolies choses avec eux, des choses moins intéressées qu’intéressantes, des choses qui élèvent et donnent du sens à leurs syllabes, à leur babil… Par tous les moyens, je cherche à les rendre heureux, ces mots qui ont bon fond, qui ont bon dos. Enfin, comme toutes les mères, et même quand je perds tous mes moyens, pour et à travers eux, j’aime à ma faim.

239

Je ne sais plus à quel saint me vouer pour voir une montgolfière voler. Les nacelles restent au sol clouées, comme le bec d’un beau parleur qui se leste à nos pieds. Le céleste ne semble guère à ma portée depuis la terre boueuse du petit pré d’où devaient partir ces malheureux ballons… Après les désastreuses Montgolfiades d’Annonay en juin dernier, je vois l’expérience se répéter – et je ne vois pas grand-chose d’autre, à dire vrai : tous les vols, une nouvelle fois, annulés.

Le dirigeable porte décidément très mal son nom. Malgré quelques encourageantes éclaircies en tout début de matinée, aucun n’accepta de prendre l’air. On ne se donne pas au ciel sans quelques assurances et d’optimales conditions, je le comprends. Les vents, eux non plus, ne se laissent pas commander facilement : l’aéronaute dépend de mille et un paramètres pour pouvoir effectuer son vol ; ce nombre inouï de variables rend l’élévation incertaine, rare, inédite pour ma part. Après plus d’une heure d’attente et de conjectures dans le froid et la brume, nous ne pouvions plus que disserter sur l’absence d’événement, et le maigre public commençait à se consoler : le Festiv’air, on le sait, c’est plus festif depuis longtemps… vu le temps, on s’en doutait un peu ; et puis, après tout, on sera bien, au chaud, ça aura fait la balade… Au fond, ceux qui m’entouraient s’étaient surtout déplacés pour « sortir le chien et les enfants », faire de bonnes affaires au Temple de la Polaire, manger une tartiflette, boire un chocolat, c’est-à-dire profiter des choses simples de la vie en station. Moi, je n’avais réfléchi à aucune activité de substitution et refusais d’admettre que le vent devenait de plus en plus fort. J’observais les pilotes et les organisateurs, facilement reconnaissables à leurs parkas publicitaires décorées de montgolfières bien rouges survolant des sapins bien verts, et qui affichaient avec fierté « Villard-de-Lans » en grosses lettres jaunes : ils ne semblaient pas non plus très abattus. Je jugeais même leur déception feinte. Depuis trois ans, le festival était toujours tombé à l’eau, alors ils étaient depuis préparés : un assortiment de fromages coulants, un jambon à l’os, entier sur sa broche, quelques pichets de vin rouge, un Picon-bière pour l’original de la bande… Je les soupçonnais d’être soulagés de n’avoir pas à sortir le si lourd matériel de la remorque accrochée à l’arrière de la voiture, garée loin, bien trop loin de cette charmante tablée…. Bref, on s’acclimatait, le cours de la vie reprenait, quand je sentais, en moi, l’orage gronder. Je restais prostrée au milieu du petit pré où les montgolfières devaient être célébrées. Oui, cette fois, elles le devaient ! Alors que la baleine du parapluie manquait de m’éborgner, et que les menus des restaurants se fracassaient au sol des terrasses désertes, je ne cessais d’actualiser sur mon téléphone la page du service météo, et fixais le ciel chargé, persuadée qu’un objet volant identifiable allait bientôt colorer ces masses grises, et fendre les nuages, tel un sourire sur des gerçures.

A mes côtés résistaient aussi quelques enfants. Certains faisaient la tête et exigeaient d’être réconfortés – le réconfort prendrait les traits d’une brioche, d’un castor en peluche, d’un avion téléguidé… D’autres, moins dans le négoce, pleuraient à chaudes larmes et imploraient leurs parents de rester encore un peu, juste un peu, au cas où. Cette sincère ténacité me ranima. Les enfants et moi formions un groupe solidaire, je me sentais épaulée et comprise… jusqu’à ce qu’une petite fille, haute comme un parapluie cloche, vienne me dire qu’il fallait pas rester là, que ça servait plus à rien de rêver maintenant, que c’était tout fini. Cette gamine acheva de me dégonfler. En guise de curieux réconfort, l’après-midi même, plusieurs personnes de mon entourage m’appelèrent pour m’assurer qu’ils avaient aperçu des montgolfières voler, quelques jours avant mon arrivée ; des vols sauvages, imprévus, hors contexte du festival. Ça se passait donc toujours dans mon dos !

Le séjour devait être écourté. En un rien de temps, je bouclai ma valise. Dans les pentes, elle me pressait et cherchait souvent à me dépasser. Ses deux petites roulettes unidirectionnelles produisaient un insupportable tintamarre, et, là aussi, toujours dans mon dos, hérissé. J’arrivai, comme d’habitude, très en avance à la gare routière et fus la première installée dans le car. Dans les virages, je regardais au loin le paysage pour éviter d’avoir à utiliser le sac plastique que j’avais prudemment placé sur mes genoux. Je vis quelques couleurs automnales, des vaches qui attendaient, et un ballon, sans doute échappé d’une kermesse, dont le fil était retenu à la croix d’une église. Il était bientôt 19 h et je priais pour que le supermarché ne soit pas déjà fermé à mon arrivée : j’avais envie d’haricots verts en boîte, ceux avec l’oignon grelot dedans, et mes éponges grattantes ne grattaient plus du tout. La terre spongieuse du petit pré s’éloignait… Elle ne subsistait plus que sur mes chaussures, terriblement encrassées. Il me tardait de les nettoyer.

Tout le monde s’était finalement dirigé vers d’autres horizons, nous avions tous rebondi – ce qui est déjà voler un peu, même pas très haut, même pas très longtemps.

238

Je ne savais pas que ma rate souffrait d’un vide de Qi. En d’autres termes, je suis molle comme une chiffe.

Après avoir pris mon pouls en faisant pianoter ses doigts sur l’intérieur de mon poignet, l’acupuncteur m’annonça avec une certaine gravité le piètre état de ce minuscule organe situé dans l’abdomen – et qui se dit spleen, en anglais, jugea-t-il bon de me rappeler. Le spleen a toujours évoqué pour moi la substance même de la mélancolie – la bile noire –, mais je n’imaginais pas qu’il pût désigner l’organe lui-même… Tandis que, sage, j’écoutais la liste de tout ce qui était bloqué en moi, le médecin cherchait, non sans difficulté, à libérer mon diaphragme. Ce qui est plutôt douloureux. Ce qui me plia littéralement en deux. Cette périlleuse opération réveilla incontestablement mes organes, du moins pour quelques heures : je ressentis, en effet, une certaine énergie se diffuser depuis le ventre. Et qui ressemblait fort à celle du désespoir. Ce qui bloque, en réalité, c’est tout simplement moi. En son entier. Le diagnostic était donc posé ; je remplis le chèque avec le peu d’entrain que ma rate était en mesure de produire, et quittai le cabinet de consultation, accompagnée d’une effroyable nausée. Dans mes oreilles grésillaient les paroles de Gaston Ouvrard que, souvent, mon père fredonnait : j’ai la rate qui s’dilate, j’ai le foie qu’est pas droit, l’estomac bien trop bas et les côtes bien trop hautes… Je marchai de guingois jusque chez moi.

Ainsi, j’ai la rate faible ; et pourtant, puissant est le souvenir que m’évoque ce terme. J’ai toujours été la rate de mon père. Et encore aujourd’hui ! Il surenchérit parfois et me surnomme alors sa « petite rate » ; d’humeur guillerette, il va jusqu’à changer la rate en ratatouille, ce sur quoi je ne m’attarderai pas ici, au risque de changer l’humeur en salmigondis. Il faut dire que la rate se prête fort bien à la marque d’affection, sans doute en raison de sa petitesse, et parce que l’homme a décidé que tout ce qui est petit est mignon, quand le beau, lui, se doit d’être grand.

Et moi de penser que si j’ai toujours été la rate de mon père, je dois constituer alors sa plus grande source d’inquiétude, l’incarnation même de sa mélancolie… Et voilà qu’une nouvelle fois, ma rate se détraque et se fait du souci ! Elle est incorrigible ! Il va rapidement falloir remettre les barres sur les t, et finalement tout reconsidérer : je vais bien l’assaisonner, huiler ses rouages, la faire sauter à la poêle, et aux petits oignons, s’il vous plaît.

J’aurai toujours été cette petite ratte en robe des champs, qui sautille sur les genoux vifs de ses parents.

237

Je ne savais pas que Jean-Luc Godard disait d’Anne Wiazemsky qu’elle était un animal-fleur. Je l’ai immédiatement retranscrit, au crayon de papier, dans mon carnet de pensées tant sauvages que déflorées. Lui ne faisait référence à aucun animal, à aucune fleur, en particulier ; il évoquait seulement leurs essences respectives, la faune et la flore d’une beauté ne se lassant pas d’être capturée, puis délivrée. « La beauté devrait appartenir à tous ceux qui savent la voir », aurait dit Godard ; un comble pour celui qui, à cette époque, parmi la foule de mai 68, ne cessait de casser ses emblématiques lunettes ! Je dirais, pour ma part, que la beauté n’appartient pas plus à celui qui la voit qu’elle ne s’appartient elle-même ; ce pourquoi elle est belle.

Je venais de la rencontrer, Anne. J’étais plongée dans ses livres et sa mémoire depuis plusieurs semaines – cohabitation soudaine, fusionnelle rencontre –, et, déjà, sans préavis, l’on m’annonce son départ. On aurait tout de même pu attendre la fin de l’histoire, tourner ensemble la dernière page… cette page que mon index ne se lasse pas de caresser tout au long de la lecture, comme si, inconsciemment, j’apprivoisais déjà l’idée qu’elle puisse finir. Typographiquement, du moins. Après tout, les livres sont entamés pour qu’ils nous poursuivent.

Les gens que j’aime ont mon âge, affirmait Anne. Alors, finalement, tu n’as que vingt-sept ans, et moi, je suis hors du temps.

236

Je ne sais pourquoi l’écrivain prend si souvent le risque de se relire. Il doit aimer se faire du mal, se croit incapable d’être, d’avoir bien fait. L’écrivain a autant de nombrils que de regrets. Toujours hanté par son perfectionnisme, il tombe forcément sur quelques coquilles, dont les amandons, amers et inaccessibles, font entendre leur jeu, sous l’enveloppe définitivement scellée. Lorsqu’elles remuent ainsi, sous l’écale et la coque, on dit de ces graines qu’elles sont avortées. Bientôt féconderont d’autres idées…

235

Je ne sais pas si ce taureau a consciemment voulu se donner la mort ou si, paniqué, il n’a tout simplement pas vu ce sur quoi il s’élançait. Je constate seulement, l’aura dans l’arène.

La scène se déroule début août, à Foios, en Espagne. L’impatience se fait sauvage, on s’agite dans les gradins, comme des bêtes en cage. La tradition du toro embolado consiste à placer deux boules enflammées sur la pointe des cornes d’un taureau, solidement attaché, pour plus de commodité, au poteau central de l’arène. Une fois que le halo de feu diffuse sa superbe, et que l’homme jouit de sa consécration toute prométhéenne, on peut détacher l’animal. Ses caractéristiques bovines partent alors en fumée, sa couronne s’embrase ; sitôt intronisé, sitôt déchu. Alors, notre impétueux martyr prend de l’élan, et se rue sur le pylône. Mort sur le coup. Étourdi par cette farce cruelle, l’absurdité du rituel. En s’assommant ainsi, contre le poteau où il avait été assujetti, il met prématurément un terme à la fête : les spectateurs, blêmes, sont punis d’avoir à ce point déshonoré la bête, devenue emblème. Face à ce corps, inerte mais vengé, tous restent cois. Oui, l’arène a perdu son roi. Et l’excitation, à l’instar de la braise, retombe aussi lourdement qu’une demi-tonne de gardiane sur le sol. Du roi, ne reste que les bouffons ; lesquels n’ont plus personne à distraire, et ne se font pas plus rire eux-mêmes. Les bouches se ferment comme un seul et même cercueil.

Les morts reposent toujours dans la parole de ceux qui les proclament. Alors j’ai dit, j’ai célébré, même, le roi sans les rênes.

234

Je ne savais pas qu’il était recommandé de consulter chaque jour Le Guide des convenances de Liselotte, « pour plaire aux siens et à ses amis ». Offert aux fidèles abonnés du Petit Écho de la Mode (le lecteur moins régulier pouvait le commander à ses frais, pour la modique somme d’un franc quarante-cinq), il était jugé « indispensable dans chaque famille ». Après de multiples ajouts, l’édition de 1925 comporte finalement plus de cinq cents pages de conseils en matière de savoir-vivre, d’obligations sociales et d’usages mondains.

Ne désespérant pas de devenir un jour plus aimable, je me suis plongée dans cet ouvrage plein de charme suranné (le charme est, de fait, rarement flambant neuf). On y traite des tenues de deuil, des mets de régime, du mariage des demoiselles âgées, de l’habillement de bébé et du langage de la cravate (les nœuds, leurs états d’âme)… Aussi, il répond à quelques questions fondamentales et universelles : comment découper élégamment le gibier, comment quitter une réception en restant cordial, que faire s’il pleut lors d’un séjour à la campagne, quel pourboire donner au personnel d’une maison amie, que faire des cadeaux de fiançailles si le couple a finalement rompu, à qui offrir le bras lors d’un bal, etc.

Parcourir cet ouvrage, aussi désuet que délectable, m’inspire au-delà du raisonnable, et je dois me circonscrire. Je me concentrerai donc sur « la mode de la vie sur l’eau », idéale pour se préserver du « nervosisme tuant des villes ». Au même titre que la voiture et la maison de campagne, « le yacht fait partie du confort ». Il fait d’ailleurs l’objet de plusieurs paragraphes, élogieux certes, mais puisqu’il aurait été inconvenant de s’extasier inconsidérément sur cette agréable vie à bord, injustement méconnue par le plus grand nombre, et notamment par ces « nouveaux pauvres » dont on fait grand cas au chapitre suivant, ses inconvénients sont loin d’être éludés. Le luxe, aussi, cause bien des soucis… En effet, « il faut avoir soin de n’inviter que des amis heureux de vivre les uns en face des autres, dans cet étroit espace où l’on demeure confiné ». On insiste aussi sur le fait que cette vie en bateau reste « monotone », qu’elle « endort la volonté et la résistance »…

Ces derniers temps, je dors volontairement de façon résistante. C’est-à-dire que je relève moins du bateau de plaisance que de l’épave – expavidus : « sous l’emprise de la peur ». Je ne me considère pas comme échouée, car, pour cela, encore eût-il fallu larguer les amarres ; je reste simplement. En l’état. Il faut dire que j’ai mal au cœur quand ça tourne, quand ça tangue, quand je ne suis pas dans le sens de la marche ; en somme, j’ai du mal avec la locomotion. Si ce Guide des convenances m’apprend comment faire une valise, il ne me dit pas comment défaire les nœuds d’estomac, ni, du reste, comment se convenir. Heureusement, les livres de développement personnel se propagent maintenant à la vitesse d’un bâillement contagieux ! Aussi, je devais me mettre à la page : j’entreprends, aujourd’hui même, la rédaction d’un Manuel à l’usage de ceux qui s’écoutent. (Un chapitre étudiera notamment le mal des transports amoureux qui, j’en suis certaine, est lui aussi causé par un problème d’oreille interne.)

233

Je ne savais pas qu’Annonay comptait parmi les villes françaises les plus tristes et les plus désertées. Sans doute aurais-je pu le deviner alors que, sur la route, je rencontrais de nombreux et prévenants ronds-points qui essayaient déjà, par tous les moyens, de retarder mon arrivée. La gérante de l’hôtel m’accueillit avec étonnement et une certaine suspicion. Cette jeune fille sautillante et chapeautée ne cacherait-elle pas, derrière ses floraux atours aussi touchants que ridicules, un lourd secret, un goût suspect pour l’exil, une tendance masochiste ? Pourquoi, diable, viendrait-elle s’enterrer ici, qui plus est en habits du dimanche ? Que dissimule-t-elle, enfin, derrière cette euphorie niaise, ce sourire béat ? (La béatitude, je le compris ensuite, était tout à fait inappropriée ici. Si la bouche restait ouverte, ce devait être uniquement de stupéfaction.)

Cette pauvre petite commune ardéchoise est en effet victime de ce que j’appellerais le Triple D : Déprise, Désindustrialisation et Déshérence. A cette liste, doit s’ajouter aussi ma désillusion. J’imaginais la ville féerique puisqu’emblématique des frères Montgolfier ; je m’y rendais pour voler. Depuis longtemps, je jalousais la fantasque Sarah Bernhardt qui avait relaté son vol en ballon du point de vue d’une chaise ; mon récit sera malheureusement plus terre-à-terre… Malgré la période a priori festive des Montgolfiades (les rares affiches aperçues dans la ville, sans doute découragées, ne faisaient plus correctement la promotion de l’événement ; toutes, décolorées ou imbibées de pluie, flétries et baveuses, se décollaient des murs et des panneaux), trouver un café ou un restaurant ouvert après vingt-et-une heures relevait du fantasme quand la seule supérette du centre-ville fermait dès midi, même le samedi. Les portes du si mal nommé « Café de l’Avenir » étaient closes elles aussi, et ce depuis plusieurs années (des courriers, datés de 2011, étaient glissés sous la grille rouillée).

Les Montgolfiades nourrissaient pourtant mes rêves depuis de nombreuses années, comme un sein que je persévérais à téter ; elles devaient constituer le plus grand événement de l’année pour les Annonéens mais, plus j’errais dans la ville fantôme et orageuse, plus le rêve se dissipait. Pas une seule montgolfière dans le ciel… ! Quelques-unes, en revanche, peintes sur les murs, au fronton des banques et des auto-écoles florissantes (obtenir son permis était, à raison, la préoccupation principale du jeune annonéen). L’environnement était luxuriant et chargé d’histoire, certes, mais à ce point délaissé que la ruine suscitait bien moins de romantisme que du chagrin. Mon inhabituel entrain (je quittais mon chez-moi, je partais voir du pays, moi, la casanière ! j’étais libre, enfin !) n’avait pas fait long feu. Comme une nacelle clouée au sol, j’étais lourde et lasse, chargée de lest ; je ne percevais aucune magie à travers mes cils désespérément fléchis, dépités eux-aussi de ne pouvoir lancer d’œillades qu’aux quelques moineaux pris au piège derrière les vitres de ces innombrables commerces, définitivement fermés. Le son de leurs becs cognant contre les vitrines crasseuses,  pas même débarrassées avant l’abandon, résonne encore en moi comme une pénible complainte, prisonnière d’une autre époque, d’un espace défiguré.

Toute l’activité s’était déportée en périphérie, principalement à Davézieux dont le personnel de l’hôtel me chantait les louanges : là-bas, il y avait de la vie ! Je me rendis donc là où résistait la vie. Elle apparaissait comme une interminable galerie marchande sans air ni fenêtres, sauf celles simulées par d’ignobles posters trompe-l’œil. Là-bas, on trompait aussi l’ennui, à grands renforts de « format familial » et de distributeurs automatiques. L’hypermarché était visiblement le point nodal de la région, la sortie en famille, le rendez-vous préféré des jeunes… J’étais décontenancée par tant d’abnégation ; tous s’étaient fait une raison.

Heureusement, je n’étais pas la seule dans cette galère aux allures de radeau, et la déception allait progressivement laisser place au rire nerveux et partagé. Une solidarité avait rapidement vu le jour dans l’hôtel, qui était très confortable et, somme toute, le principal atout de ce séjour. (Il était le seul de la ville, je n’avais donc pas eu à comparer différents établissements selon mille et un critères : j’étais dans de très bonnes dispositions.) La chambre n°45 était si petite que quelques affaires dispersées sur le sol suffirent à la rendre pleine et familière. Elle constitua pour moi un doux refuge, un charmant microcosme. J’eus finalement peu envie d’en sortir ; je renouai avec ma nature sédentaire. Les rares touristes que je croisai me souriaient avec compassion. Avez-vous trouvé de quoi manger ? Savez-vous si l’animation de ce soir sera maintenue ? Le trouble était palpable, notamment dans la salle du petit déjeuner où nous nous réconfortions du mieux possible et commentions l’actualité. Un peu honteuse, je me surprenais parfois à penser : ici, aucun risque d’attentat. Pas âme qui vive ; aucune, donc, à tuer. Le jour tant attendu du départ, je lus dans le journal local que la prochaine animation, un festival dédié aux jeunes, était encore une fois annulée. Adieu l’atelier graffiti, adieu le concert de hip-hop ! Un brin ironique et sans doute désabusé, le chroniqueur précisait que même la bataille d’eau n’aurait pas lieu, à cause de la pluie. Si le radeau sauve les naufragés, qui pour sauver le radeau ?

232

Je ne savais pas qu’en parallèle des mariages blancs étaient célébrés les mariages gris. Ce champ chromatique, qui se définit par la faiblesse ou l’absence de couleur (prometteur !), porte ici le fardeau, lourd et fade, de signaler que l’un des conjoints, celui de nationalité étrangère, trompe l’autre sur ses sentiments amoureux afin d’obtenir des papiers d’identité. La symbolique de l’annulaire mise à l’index. Et si l’amour ne cesse de se prouver, de soi à soi et de l’un à l’autre – du moins pour les romantiques invétérés –, il faut croire que la gestion administrative relève, elle aussi, d’un romantisme échevelé.

Je ne brandirai pas l’étendard Ni dieu ni maire (l’amour courtois ne niait pas sa domina ; je ne nierai pas le maître), et d’ailleurs, je ne suis habituellement guère procédurière, mais je dois dire que ce que l’on appelle « une escroquerie sentimentale » donne bien peu de preuves valables. Le sentiment ne peut être taillé ou poli à la façon d’une pierre de joaillerie, il n’est jamais tout à fait pur ; croire le contraire est aussi parjure. Résumons les faits : lors d’un mariage blanc, les époux partagent un secret commun et font donc ensemble « outrage » à l’institution du mariage ; dans le cadre du mariage gris, aucun pacte n’existe puisque seul l’un des deux conjoints avance masqué, seul l’un des deux est trompé, souvent accompagné de sa famille. Je crois qu’il ne reste alors plus qu’à institutionnaliser le mariage noir. Il se définirait comme suit : les deux parties se mentent l’une à l’autre et à elles-mêmes (autant dire, un lieu commun). Pourtant, on ne se leurre que si l’on a furieusement envie de croire, et cela m’évoque un peu plus de hauteur que ces catégories de couleurs, ternes au demeurant ; si, à la rigueur, les soupçons se profilaient en technicolor…

Quoi qu’il en soit, avec le temps, toutes les couleurs passent et transfèrent – c’est alors, seulement, que l’union devient sincère. Le couple se définit moins par la signature d’un contrat, dont les microscopiques notes de bas de page trahissent déjà le caractère sournois, que par un dantesque voyage commun. Je ne pratique pas l’alchimie – si ce n’est peut-être celle des mots, qui m’offrent, non pas tout à fait la panacée, du moins le secours, et davantage encore quand ils sont tus par l’amour – ; malgré tout, je crois au grand œuvre, aux manœuvres libres et leurres sublimes.

Par ailleurs, le noir a beau être caractérisé par l’absence totale de lumière ou de couleur, le charbon, enfoui à une grande profondeur, et soumis à une pression et à une température très élevées, devient diamant. Vous pouvez embrasser cette idée, épouser cette image. Brisons-là, et bon voyage…

231

Je ne savais pas qu’il existait une si longue liste de pièces justificatives permettant d’aller voter. Si l’on en croit le code électoral, l’un des documents suivants suffit, en effet, à prouver son identité lors de « l’appel aux urnes » : une carte nationale d’identité, un passeport, un permis de conduire, une carte vitale avec photo, une carte de famille nombreuse délivrée par la SNCF, un permis de chasser délivré par le représentant de l’État, un livret de circulation, une carte du combattant (de couleur chamois ou tricolore), une carte d’identité ou de circulation délivrée par les autorités militaires, une carte d’identité de fonctionnaire de l’État, de parlementaire ou d’élu local (toujours avec photo), une carte d’invalidité civile ou militaire (encore avec photo) ; enfin, un récépissé délivré en échange des pièces d’identité en cas de contrôle judiciaire. (En revanche, aucune mention des cartes de fidélité, qui peuvent pourtant attester d’une certaine identité, attestent parfois d’une conscience écologique ou nationaliste, et donnent la preuve d’une grande loyauté, ou simplement d’un fort pouvoir d’achat.)

Nous sommes donc tous conviés à l’élection : les giboyeurs et les en-bonne-santé, tant les automobilistes que les piétons, les prévenus, les disculpés, nous tous réglementés, les ambulants comme les déambulateurs, les anciens combattants, les victimes de guerre, les résistants, ceux qui n’entendent plus aucun appel mais gardent encore un filet de voix, les hypocondriaques qui ne se séparent jamais de leur assurance maladie, ceux qui se sentent dépassés, comme dans un filet, mais espèrent encore une petite voie ; et même les plus désordonnés s’agissant de papiers administratifs, ceux qui ont fait l’impasse sur leur carte électorale mais pas sur leur petit portefeuille ni sur le fait d’aller voter (ce qui est déjà le signe d’une certaine ténacité). Notons par ailleurs que tous les documents doivent être valides au moment de la présentation, sauf la carte d’identité et le passeport qui, même périmés, sont acceptés. Pour s’exprimer, nul besoin d’être à jour ni très frais. En revanche, et cela même si les élections ont lieu le lendemain d’un festif samedi soir, la gueule de bois est plutôt déconseillée : un bulletin aurait tôt fait de glisser du mauvais côté, comme cette fameuse tartine beurrée.

La sacro-sainte carte électorale – que toutes « les célébrités du Web » et autres « influenceurs » prennent fièrement en photo une fois le devoir accompli – n’est donc pas à ce point indispensable, malgré sa parure tricolore et sa solennelle devise qui, dans le paysage, solidement, l’installent. Elle reste néanmoins profitable à l’individu scrupuleux qui tient à prouver qu’il a bel et bien répondu à l’Appel, et qui dénombre régulièrement ses coups de tampon comme s’il espérait, au bout du compte, obtenir une remise ou un treizième scrutin gratuit.

En somme, j’aurais pu m’éviter ces fastidieuses recherches, qui ont duré des semaines, afin de mettre la main sur ma surestimée carte d’électeur – finalement retrouvée dans le tiroir enrayé de ma table en formica, celui destiné aux papiers à trier, entre du papier d’Arménie et des poèmes à brûler.

230

Je ne savais pas que le boycott devait son existence lexicale à Charles Cunningham Boycott, riche propriétaire irlandais mort en 1897, qui ne voulait pas entendre les plaintes des métayers. Ces derniers demandaient une baisse significative du prix des loyers mais le propriétaire terrien, obstinément, refusait ; un nouveau type de révolte était né : faire blocage, boycotter.

En tant que refus collectif, boycott est attesté depuis 1880, date à laquelle les exploitants agricoles décidèrent de ne plus travailler, au risque de sacrifier les récoltes. Le mouvement prit rapidement de l’ampleur et c’est finalement le village tout entier qui se ligua contre Boycott, jusqu’à l’exclure totalement – même de la messe ! N’est-ce tout de même pas carnavalesque, ce mouvement d’opposition qui prend le nom de celui à qui il s’oppose ? C’est finalement un sacré châtiment pour notre Harpagon irlandais de se retrouver ainsi lexicalisé : sacré car ce n’est pas rien, d’entrer dans le dictionnaire, même si cela s’effectue par la petite porte des noms communs ; châtiment néanmoins  car on l’a dépossédé de son nom, devenu contre-pouvoir. Antinomique antonomase, identité-métastase.

Le français ne manque jamais de mots pour se faire entendre. Quid du lynchage ? Le dictionnaire doit ce délicat substantif à un certain Monsieur Lynch, juge et patriote et américain (les trois), qui encourageait les exécutions sommaires lors des mouvements de contestation qui précédèrent  la guerre d’indépendance des États-Unis. Cette méthode, somme toute très efficace, s’appelait alors « la Loi de Lynch » ; le terme lynchage, lui, ne fut attesté que quelques décennies plus tard, précisément en 1837 – les Indiens de la Nouvelle Angleterre et les Afro-américains en furent les premiers informés.

Ces derniers temps, on pratique surtout le lynchage médiatique, version édulcorée du lynchage historique ; chaque coup reçu fait office de publicité. La langue, qui a le bras long, porte alors l’ultime coup de fouet à ceux qui, objectivement, ont été torturés.

Il m’est difficile de l’admettre tant j’affectionne le vocabulaire mais certains mots mériteraient vraiment d’être jetés à la poubelle (remercions finalement Monsieur Eugène).

229

Je ne sais pas pour qui voter. On entend cette phrase à longueur de journée si bien que l’on en ressent presque un sentiment de fraternité : la communauté des indécis, la communauté des résiliés ! Télé-réalité, réel téléguidé, jeux de société… Il semble primordial de s’allier, voter, sonder ; mais l’eau est de moins en moins profonde, et l’immersion aussi ridicule que la tentative de plonger un apnéiste palmé dans des fonts baptismaux.

Sur les marchés, que l’on m’en tend des papiers, des programmes, des visages illuminés… Ils se présentent tous comme des phares dans la nuit tandis que je ne m’éclaire qu’à l’aphasie. Le cœur de debout la France insoumise en marche vers pour le peuple la volonté debout en marche vers, vers ? J’ai besoin de m’asseoir. Toutes ces invitations à avancer me coupent les jambes et ma verticalité. On me rappelle que l’élection approche et qu’il faudra faire le bon choix ; les soutiens, eux aussi, font leur marché. Des étals de voix, un saladier, un débat télévisé. Lorsque les maraîchers remballent, vers treize heures, on découvre alors tous ces fruits et légumes tombés en grappes comme les sondages, écrasés, abandonnés, pour certains récupérés.

C’est sûr, la voix a bien porté ce matin, sur les halles. C’est la pleine saison juteux à souhait venus par avion dur comme du béton cœur de bœuf lait extra frais deux pour le prix de trois maintenant ou jamais viande ultra tendre vous vous ré-ga-le-rez… J’entends encore leurs voix, leurs voix qui parasitent la mienne, un bourdonnement dans mes tympans, peut-être même jusque dans l’oreille interne, que je sais sensible aux variations de pression. Je ferme souvent les écoutilles pour m’écouter, et j’entends alors cette interrogation d’infans : si l’on donne sa voix, la perd-on ?

228

Je ne sais conjuguer autre chose que les verbes, les intransitifs de préférence, les plus intransigeants des procès. Ce n’est déjà pas si mal, me direz-vous, à l’heure où seul le présent tient à peu près debout, celui d’habitude surtout. Donc oui, je conjugue les verbes, mais rarement l’action qu’ils portent avec aplomb – je ne suis pas un bon complément, ni un bon sujet, à dire vrai. Accorder les expectatives avec le statu quo, ce que je suis ab ovo, me semble tout à fait impossible : que ce soit ou non par manque d’initiative, je relève plus de l’étang que du roseau.

Auxiliaire fidèle, le subjonctif compose avec mon alanguie raideur et me prête parfois sa béquille. Je dois pourtant aider de jeunes élèves à avancer dans les apprentissages, la situation n’est-elle pas risible ? En géométrie, pour leur apprendre à tracer un cercle, je n’ai pu que leur conseiller d’enfoncer très fort la pointe du compas dans la feuille, pour ne pas trop déraper, mais, à cet âge-là, les pierres d’achoppements se changent encore en ricochets, les terminaisons ne sont pas encore toutes trouvées ; je les félicitais alors, quand ils rataient. De toute façon, j’étais bien incapable de leur montrer véritablement comment faire : j’avais toujours tourné maladroitement la feuille et non le compas, déjà un peu plus à l’aise avec le support qu’avec l’outil ; et même de cette façon, le cercle n’était pas net, jamais parfaitement clos, comme s’il fallait pouvoir en sortir. Qu’aucune figure ne puisse s’y inscrire.

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Je ne savais pas qu’au Salon de l’Agriculture les vaches de concours étaient présentées en ces termes : par exemple, Nirmine, née de Lascar sur Longère. La procréation réduite à une préposition de nature spatiale. J’aurais préféré une préposition de manière, quelque chose d’un peu moins terre-à-terre. Les hommes parlent généralement de l’enfant d’elle et de lui, et certainement pas de lui sur elle, c’est le minimum de l’élégance, une convention même.

Outre la peur de créer un esclandre, on se gardera bien d’employer sur quand la progéniture aura pu être conçue à l’aide d’une toute autre configuration. La position du missionnaire, bien que jugée confortable, n’est pas systématique – d’ailleurs, le confort est-il vraiment l’allié de la création ? Je vous laisse le soin d’y réfléchir, et reviens vite à mes vaches emblématiques, ces viandes élues… Certes, les bovidés ne bénéficient pas d’autant de possibilités érotiques que nous, et sont peut-être moins inventifs au quotidien, mais nous devons reconnaître notre part de responsabilité dans le musellement de leur potentiel créatif, comme du nôtre d’ailleurs. Et tandis qu’on présentait au public le produit de l’emboîtement d’un sexe en un autre – produit encore entier, et d’origine contrôlée, étouffé par quelques fanfreluches et noyé sous un déluge de laque figeant d’élégants frisottis –, on tirait trois balles dans la tête d’un rhinocéros pour en récupérer la corne qui, une fois réduite en poudre, sera vendue comme remède magique contre la baisse de libido et certains cancers. (Il s’appelait Vince et jouissait à ses dépens d’une certaine célébrité au zoo où il était consciencieusement préservé, dans sa vitrine.)

Chez Ionesco, la maladie collective devient rhinocérite ; la tendresse de la chair changée en cuirasse. Vince, encore à tes dépens, tu auras permis ici la mention d’un célèbre néologisme, et en auras modulé le sens. Aujourd’hui, l’homme utilise de l’assouplissant, des crèmes et des cires, pour adoucir des peaux déjà mortes, mais laisse la sienne s’endurcir – pour oublier qu’elle le démange ?

 

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Je ne savais pas que les cyclistes de haut niveau parlaient de « fringale » pour caractériser ce moment de bascule où la fureur de vivre et de vaincre cède la place à la plus invincible des fatigues. Le corps abandonne, l’esprit le singe ; soudain, plus rien n’est possible, chaque coup de pédale devient une montagne, la cime d’un désespoir qu’il faut pourtant gravir… La fringale peut aussi faire tomber les chevaux dans un état d’épilepsie ; on comprend alors que notre esprit se cabre, et que notre corps rue si fort, lorsque l’on souffre de cet insatiable appétit qui rumine son mors.

J’admire les sportifs de haut niveau tant le mien est bas. Je n’ai d’ailleurs jamais su faire de vélo sans les petites roues arrière dont la fixation était minutieusement vérifiée par mon père. Un problème d’oreille interne peut-être, ou simplement l’incompatibilité de mon arrière-train avec la selle abrupte. Quant à faire la danseuse, je ne m’y risque pas ailleurs que dans ces boîtes qui conservent la nuit et nos mirages. A dire vrai, après m’être assurée à plusieurs reprises que les freins fonctionnent parfaitement, je suis capable d’avancer seule, en ligne droite, un petit moment (je me donne même l’air confiant et détaché, le nez au vent, en chantant Yves Montand) ; mais aucun obstacle, aucune rencontre ne doit survenir – ce qui arrive bien trop rarement. Il suffit que ma trajectoire soit déviée, ne serait-ce que d’un centimètre, pour que je perde tous mes moyens, et le sacro-saint équilibre. J’ai dans la tête un cavalier intransigeant qui n’hésite pas à se servir de ses éperons, attachés à l’extrémité de mes deux hémisphères cérébraux comme s’ils étaient des talons : on harcèle bien trop ma pensée pour que je puisse rester coordonnée.

Je ne le cache pas, je suis bien plus endurante dans la descente que dans la montée : j’ai beau m’assurer du bon fonctionnement des freins sur le plat, je ne pense pas toujours à les actionner quand je me vois tomber. Néanmoins, je tiens à préciser que « le fond du trou » est aussi, et avant tout, une éminence inversée. (Telles de petites roues, ce sont ces derniers mots qui devront assurer la bonne trajectoire de ce texte.)

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Je ne savais pas que les verres destinés à montrer les défauts du vin étaient appelés impitoyables ; et moi, à travers ses yeux à la robe infroissable, j’étais encore sauvable… Nous avions commandé du grenache. Le sans pareil et ses paroles, ses paroles sans pareilles, voracement je les buvais sans me rendre compte que mon rouge à lèvres s’estompait progressivement sur le pourtour du verre. Les lèvres apprêtées s’apprêtaient, donc, à redevenir sauvages. Ivre, l’homme est un primate ou un poète ; ce soir-là, je crois, nous allions engager une poésie animale.

Il était amateur d’œnologie. J’ouvrais grand mes oreilles, croisais mes cuisses tandis qu’il m’expliquait le terme : un vin qui a de la cuisse est un vin consistant, nerveux, charnel. Les mots étaient prononcés comme de la dentelle. Je ne relevais aucune lubricité dans ces métaphores considérées femelles ; la leçon m’enchantait et se poursuivait. Nous nous occupâmes d’abord des jambes, puis des larmes. Il m’apprit à observer ces sillons transparents qui s’écoulent le long des parois du verre après avoir délicatement fait tournoyer son contenu. D’un geste du poignet, il m’enseigna la lenteur, moi qui avais pour habitude d’avaler si rapidement la liqueur, comme pour m’extraire le plus vite possible de ce terrible sentiment d’urgence et de peur. Je commençais à percevoir l’élasticité du temps, à apprécier sa douce suspension… J’allai même jusqu’à lui exposer ma théorie selon laquelle tous les œnologues étaient dacryphiles, quoi qu’ils en disent. Son rire me permit d’argumenter : ils passent leur temps à regarder comme le vin pleure, se réjouissent de l’étendue des larmes, en étudient le rythme ; la texture, fluide ou épaisse ; la couleur…

J’aurais pu poursuivre des heures mais l’on vint s’enquérir de la cuisson de la viande ; il répondit saignant. Je savourais les derniers instants de cette nappe encore immaculée, qui serait de toute évidence bientôt tachée. Nos joues étaient rougies par l’éthanol, et l’éclat du sang visible à travers les veines : nous ne laissions pas nos esprits tiédir. Les plats mettaient du temps à venir. Je déposai, cette fois moins innocemment, la dernière trace de rouge à lèvres sur le buvant.