01.03.22

L’actualité est pesante, c’est le moins que l’on puisse dire. Pourtant, le journal est bien mince aujourd’hui. Plus de mots pour dire la guerre ? On ne peut donc que la faire ? Ce n’est quand même pas très professionnel. La presse, par élégance sans doute, ne parle pas davantage de la Fashion Week : aussi interminable qu’une semaine de jeûne intermittent, elle ne ferait guère le poids face au défilé des tanks.

A l’instar de ces calendriers perpétuels, je suis étonnée que personne n’ait encore inventé la « une indémodable ». Au fond, le journal parle toujours de la même chose, quelle que soit l’année. Un éternel recommencement, comme la taille de guêpe, les pattes d’eph, le crochet… A peu de chose près, toujours la même mise, les mêmes joueurs, la gagne et les défaites, la pioche, le bluff et le joker, des coups d’éclat par-ci par-là… Pourquoi donc se creuser la tête quand l’on assiste chaque jour au même spectacle ? Les gens d’armes et les valeurs serait un titre accrocheur, et pérenne bon sang !

En dernière page – pour refermer le journal sur une note joyeuse, j’imagine –, on me donne l’horoscope (une caresse dans le sens du poil) et la recette des bugnes, ces beignets du mardi gras. Une recette assez facile, pour quatre personnes. Cependant, je suis seule, j’ai deux mains gauches, point de friteuse… et puis, me direz-vous, a-t-on seulement encore de l’appétit ? Bien sûr que oui ! L’appétit vient en mentant (aussi, en passant devant les monts de merveilles en vitrine des boulangeries) ; et comme l’on se ment bien, les doigts tout huileux, les yeux bien au sec. Enfin, il faut parfois se tourner vers les gens compétents, les recettes pérennes : « 100 grammes, ça en fait combien à peu près ? Ah… juste 5… c’est tout ? Alors le double. Enfin non ! 350 disons, ou plutôt 400 tout rond, c’est ça : 400 grammes de bugnes moelleuses s’il vous plaît. »

20.02.22

Sur la corde sensible, plus que du linge très propre certifié Oeko-Tex — ce qui n’empêche pas, qu’on se rassure, de laver son linge sale en synthétique et en public.

Il faut aujourd’hui prendre tant de pincettes pour s’exprimer qu’il devient délicat, voire impossible, d’en trouver une seule encore disponible pour déloger ces poils incarnés qui brûlent, s’enkystent, s’infectent… un jour ou l’autre, se répandent. Tout à fait mûrs sinon blets, enfin se vident. (Notez que j’ai pris environ six pincettes en plus de mes doigts pour écrire ce texte : je garde le premier jet dans mes archives – précisément dans le carnet numéro 27, situé dans le troisième tiroir en partant du bas de ma colonne de rangement en métal couleur turquoise, où quelques autres textes inédits seront peut-être portés aux nues à titre posthume, qui sait ce que l’avenir nous réserve !)

Mais d’abord, vivre avec son temps. Moins fataliste que vigilante, je mets donc régulièrement à contribution toutes mes pinces à linge (initialement au nombre de vingt-quatre, mais le lot a bien diminué parce que ça se casse pour un rien ces choses-là). En conséquence, il n’en reste plus aucune pour me boucher le nez, empêcher cette odeur de graines germées (un conflit en fermentation) de pénétrer mes narines. Je préfère pourtant le discours nasillard un peu encombré au laïus bien propret qui doit se moucher bruyamment sitôt hors-champ – ou pire, en direct, devant quelques milliers de followers parce qu’il faut être proche de sa communauté. Et puis au fond, tout au fond de l’écouvillon, qui n’a pas l’eau à la bouche de voir la goutte au nez fraîchement sorti d’une rhinoplastie turque ?

Enfin, je dois dire qu’absentes de l’étendage, les pinces à linge manquent d’abord aux petites culottes qui se dandinent sous la brise et regrettent le temps où l’on trouvait encore le moyen de leur pincer les fesses. Tandis que d’antiques pyjamas très confortables lorgnent nuisettes et dentelles, le linge de maison, lui, s’égoutte lourdement. Il peut baver tranquille : son poids le stabilise sur la corde. Rien n’est moins sûr, en revanche, concernant la lingerie fine, si fine en réalité… Légère et inoffensive, elle ondule et se balance, sans penser aux conséquences de telles acrobaties tout près du vide. Bien sûr la chute est inévitable. Sens dessus dessous, tissus délicats et culottes enfantines tombent sur la tête des passants qui pâtissaient déjà d’un sérieux manque de perspective (lunettes sales ou embuées, écran terne, niveau de batterie faible et tutti quanti, toi-même tu sais, et cetera, qui sait une fois encore ce que l’avenir me réserve : mieux vaut s’assurer la compréhension de tous). A vrai dire, ils manquaient aussi bien de fantaisie que d’un élégant couvre-chef alors… Disons qu’en fin de compte, ça tombe bien.

Reste le nettoyage à sec. A long terme, un très bon investissement d’après la responsable d’un pressing écologique qui a quand même les yeux sacrément rouges (c’est juste qu’elle est hypersensible, surtout à la lumière bleue et aux néons parce qu’elle relève du spectre de l’autisme, et puis elle est intolérante à l’eau calcaire).

15.02.22

De la boue de la mer Morte régénère et détoxifie mon visage tandis que j’écoute le témoignage d’un agriculteur qui rappelle que, dépourvus de glandes sudoripares, les porcs sont parmi les animaux les plus propres de la ferme. La boue sèche, tiraille. Vient le temps du rinçage : j’ai déjà meilleure mine. Un glow naturel. C’est décidé : je sors ce soir.

« Balance ton bar ! » A ce moment, je m’exécute : trouve un ver, jette l’hameçon, crochète un beau spécimen la bouche ouverte (en conséquence, l’eau à la bouche) et le balance sur le comptoir. Une prise respectable de plus d’un mètre qui, en conséquence toujours, fait valser la rangée de verres de rhum qui attendaient d’être flambés, éclabousse du même coup clientes et barmen. Cris de désespoir, invectives, regards noirs – le maquillage n’était visiblement pas waterproof… Bref, j’ai loupé mon coup.

C’est vrai qu’il fait un peu tache au milieu du panier déjà bien garni de crabes érubescents. Très joliment tacheté pourtant, bien dodu, respirant la bonhommie par ses branchies, mon bar ne plaît pas. Pas du tout. Il vole peut-être un peu trop la vedette aux reines de la soirée. C’est vrai qu’étincelante à souhait, sa robe argentée éblouirait n’importe quel highlighter savamment fixé sur les pommettes et l’arcade sourcilière. Mon offrande bien balancée sort décidément par tous les pores de l’assemblée, floutés cependant avec beaucoup d’application.

Pour couronner le tout, voilà qu’on m’engueule comme du poisson pourri ! Afin de ne pas me faire trop d’ennemis (je n’aime pas le conflit), il faut trouver un arrangement au plus vite : en conséquence alors, je paye une tournée générale de rhums arrangés. Je m’en envoie un d’une traite, ai l’impression d’avaler une couleuvre carbonisée. Finalement, pars en quête d’un écailleur avec mon butin pas commun sur les bras. Après tous ces événements qui m’ont fait suer, je ne suis plus franchement à mon avantage ; et ma peau qui brille, aux tempes, sur le front, les ailes du nez… là où elle cherche à respirer, en somme. La zone T est un quartier vraiment trop dénigré. Pas si craignos, au fond. Plutôt salubre en fait. Suffit de poudrer.

Sur le chemin, je croise un groupe mixte à tendance grasse. Des badauds haut de gamme. Je les vois se pincer si fort le nez que quelques points noirs en profitent pour s’échapper. D’accord, je dois puer la poiscaille, et alors ? C’est sans conséquence – et toujours mieux que l’odeur de transpiration des lieux très fréquentables.

09.02.22

La nuit, tous les chats sont bleus comme Audras & Billie.

Je trouvais le chauffeur de taxi décidément bien excité à l’idée de me conduire jusqu’au caveau familial dans sa voiture électrique tout confort qui ne faisait pas plus de bruit que Léon, Martine, Agnès, Marion, Odette et Roger, Escotte le persan, Doudou le pisseur, Marie-Jeanne, Antoine, Manyana du clos Chalambeau, Noël et puis Bernadette, Patchouli, Mélodie dite la Cantatrice hirsute, sans oublier le petit Ploum qui a fait oupsvlop, enfin boum. Nos chats ont toujours été considérés comme des membres de la famille.

Le petit dernier s’appelle Albert. Albert de la SPA. Il avait immédiatement grimpé sur mon crâne aux cheveux ras ; j’avais pensé alors qu’il tenait mieux là-haut que n’importe quel bibi : ce serait lui. Ne vous méprenez pas sur son prénom. Il s’agit moins d’un hommage à Camus, Cohen ou Dubout que d’une stratégie de camouflage. C’est que j’étais lasse de batailler avec les pompes funèbres et d’entendre, pêle-mêle, les plaintes du thanatopracteur, les jérémiades du graveur, l’indignation des autres endeuillés noirs de la tête aux pieds, et j’en passe et des malheurs : Ça va pas bien, ma bonne dame ! Ajouter « Repose aux Paradis des croquettes » sur la pierre tombale ? N’avez-vous aucune considération pour les épitaphes voisines  ! Vraiment, vous exagérez… L’enterrer avec sa balle ? Enfin, c’est délirant ! Une sépulture pour ces petites bêtes ! Elles sont mignonnes, oui, mais j’ai mieux à faire, voyez-vous, que de masser pattes et coussinets de votre gros minet.

Je n’étais pas un monstre (pour preuve, j’aimais les chats). J’entendais donc leurs arguments, le surmenage : tant de morts sur le feu, de cadavres à grimer, assouplir, fourrer de ouate, dérider un peu… D’ailleurs, le burn out est chose courante dans le milieu du repos éternel (mon Sauveur, i.e. le taxi en temps de grève SNCF, était chauffeur de corbillard avant et il s’endormait souvent au volant, oh ! vraiment pas longtemps, et de toute façon, on ne pouvait pas franchement dire qu’il mettait en danger les passagers). Enfin, sensible à la détresse des salariés des pompes funèbres, j’avais même fini par proposer mon aide pour le toilettage — la toilette, Madame, la toilette ! Quoi ? comment ça, c’est Mademoiselle ? Allons bon, minette, que voulez-vous à la fin ? Ce que je voulais, c’était apporter l’herbe à chat pour la déco et le rembourrage. Personne ne me prenait au sérieux. On priverait donc de sépulture les chattes et les matous comme l’on était privé de griffes et de caresses ! C’est de cette façon qu’on remerciait là nos affectueuses boules de poils ? (L’expression boules de poils n’est guère inclusive, aussi dois-je présenter sur-le-champ mes plus plates excuses aux maîtres et maîtresses de sphynx mâles et femelles.)

Je vous le donne en mille : tous mes interlocuteurs restèrent de marbre. Ils avaient déjà reçu trop de plaintes : des visiteurs scandalisés de tomber sur des arbres à chat, des souris en plastique et toutes ces stèles honorant la mémoire de Doudou, Mimine, Patchou, Castafiore… Et pourquoi pas Titi et Milou pendant qu’on y est ! Elle empiétait un peu trop sur leurs plates-bandes, la femme à chats. On ne venait pas au cimetière pour rire. Il fallait donc respecter la solennité du lieu et éviter de mélanger les torchons et les serviettes. A ce jour, je ne sais toujours pas qui, des hommes ou des bêtes, sont les jolies serviettes (se déplieraient-elles encore délicatement sur les genoux ? Asseyons-nous pour voir). Toujours est-il qu’avec l’invention du Sopalin et de la microfibre, on ne manque pas de façons d’absorber. Ce qui coule, ceux qui bavent. On est même plutôt embarrassé quand on a la larme à l’œil, la goutte au nez. Qui aurait un papier buvard réutilisable à me prêter ? C’est qu’elle est sensible, la midinette. (Ma-de-moi-selle, nom d’un chien !)
J’avais moi-même reçu un grand nombre de représailles, corbeaux et collages spécistes. La plupart inventifs. Bien sûr, j’avais aussi reçu le soutien d’associations militantes (elles le sont toutes) et de toiletteurs qui me caressaient tous dans le sens du poil. Du seul poil, en effet, dressé sur le grain de beauté, petit brise-larmes, de ma joue gauche.

A mon sens, on me faisait un mauvais procès. D’autant plus que j’avais croisé la route de nombreux bipèdes aux noms franchement bancals, pour ne pas dire carrément bêtes : Ruby, Neige, Dune, Eucalyptus, Ravintsara, Misty, Opéra, Olympe, Gaya, Gaga, Insta, Delta, Maki, Zoom, Litchi, Belle-de-mai, Mars-Abel, Acajou, Taïendaï, Cyrrus… Et ils seront bien gravés quelque part, ces sobriquets-là, ne serait-ce que sur l’arbre de la cour de récré, n’importe quel épiderme d’adoption, et plus tard, qui sait, dans la neige artificielle, le sable de Dubaï, un agenda personnalisé… Moi, je n’ai rien contre la fantaisie, au contraire, tant qu’elle n’est pas trop mal orthographiée, mais alors qu’on laisse monsieur untel consacrer les croquettes et embaumer les chats de gouttière, si ça l’enchante !

Cependant, je finis par comprendre que rigor mortis n’était rien face à la rigidité des zygomatiques. Restons sérieux. Lugubres et sérieux. Ainsi décidai-je que tous mes chats porteraient à l’avenir le nom d’homo sapiens lambda. Passe-partout, ils seront plus anthropoïdes que les hommes. Fin du débat, fin des noms d’oiseaux : je pourrai m’absorber tranquille. Honorer secrètement la mémoire de FlocFloc et Boom-Bap. Observer, complice, les cendres de Biscotte retomber du bon côté des pattes. Tiens, et écrire à Albert : « Cher Albert de la SPA, je compte sur toi pour avoir la paix. Tu es le chef de file d’une ère nouvelle. Aussi en suis-je certaine, tu nous enterreras tous comme tu fais dans ta litière. Je t’autorise à recouvrir mes paupières. A te venger sur mes chapeaux qui ne tiendront pas mieux là-haut qu’ici. »

02.02.22

Les raisons de s’émerveiller s’amenuisent ainsi que certains spécimens ; il faut donc sauter dessus gaiement comme dans les flaques qui toujours s’évaporent, sinon se changent en puits.

La semaine passée, j’apprenais de façon concomitante 1) que L’Arche Titanic jetterait l’ancre le 7 février à la Maison de la Poésie ; 2) que je bénéficiais d’une indemnité inflation de 100 euros bientôt visible sur ma feuille de paie ; 3) que ma pelade se résorbait ainsi qu’une peau de chagrin ou la banquise ; 4) que mon compte de bibliothèque était désormais bloqué et que je n’étais plus autorisée à emprunter, prolonger ou réserver de documents jusqu’à la restitution des livres ci-après : Comment parler des livres que l’on n’a pas lus  ? et Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? de Pierre Bayard ; 5) qu’après étude attentive de mon dossier (en réalité une lettre de réclamation à la calligraphie irréprochable sur du joli papier vélin ivoire 90 g/m² parce qu’il faut respecter ses interlocuteurs), le centre de relation client SNCF TER avait le plaisir de m’adresser la rondelette somme de 3,40 euros en Bon Voyage (prédécoupé au bas de la page) afin de participer aux frais de taxi engagés au mois d’octobre (à peine 170 euros) suite à la suppression de tous les trains censés me conduire au cimetière où, de toute évidence, celle pour laquelle je faisais le déplacement ne remarquerait guère mon retard, mais enfin, ce n’est pas une raison pour faire languir les fleurs.

Si ma dernière expédition n’avait pas été une franche réussite, je ne comptais pas en rester là. C’est-à-dire que je ne comptais pas rester , cernée par quatre massifs montagneux encerclant eux-mêmes ce qu’il faut bien appeler ma ville natale. Heureusement, ces bonnes nouvelles suffirent à me délivrer pour cette fois – hormis le fait d’être interdite de bibliothèque, ce qui me fit bien de la peine mais sans me rendre malade pour autant parce que c’est à la bibliothèque, justement, que j’avais appris à vaincre la culpabilité qui est une émotion qui tue (c’est d’ailleurs sur place que j’avais lu ce manuel salvateur, après avoir fini ma journée de travail à midi, car je travaille à temps très partiel le temps de me refaire une santé, et puis quoi ! ce n’est pas du vol de gagner ce que d’autres perdent, surtout les jolis marque-pages). Bref, j’avais toutes les cartes de réduction en main + un Bon Voyage. Je réservai donc illico un train pour Paris, place côté fenêtre, ainsi pourrai-je facilement m’assurer qu’aucune montagne n’est à mes trousses. Flambée, l’indemnité inflation ! Découpé, dépecé, incinéré, le Bon Voyage ! Au feu, le Temps ! Feu de joie ! Feu la Mort !

Sitôt arrivée à l’hôtel, je me ferai couler un bain, j’avalerai l’intégralité du plateau de courtoisie, me rendrai soûle de café en sticks, de sachets Lipton et de petits sucres individuels, ensuite de mignonnettes ; puis, disparaissant sous une montagne, une montagne oui ! mais de mousse, j’ingurgiterai tous les produits d’accueil Fragonard que j’imagine aussi enivrants qu’un petit tour d’escarpolette : pardon mais il existe des caprices de première nécessité.

Du reste, je souhaite à tout un chacun de connaître au moins une fois dans sa vie le réconfort du taxi en période de deuil (non moins de grève), être ainsi libéré de son bagage (non pas des fleurs que l’on préférera garder sur les genoux), se faire ouvrir grand la porte avant la fermeture du cercueil, se voir proposer le choix de la radio, amortir les cahots du sac à main vide d’aventures, consoler le dentifrice format voyage qui se balade au fond ; enfin, se payer le luxe de vomir à discrétion sur les chrysanthèmes, confortablement installé dans une voiture électrique aussi muette qu’une tombe.

10.11.21

Depuis les hauteurs de Collioure, la mer tombe de tout son long. Furieuse la veille, aujourd’hui placide, une insaisissable odalisque où flottent mélancolie et fantasmes (aussi quelques masques). Quant à moi, étrangement lucide, j’acceptais sans peine ma ressemblance avec une carpe en pâmoison, aussi bien une algue ou une anguille, entortillée comme je l’étais autour du bras que me prêtait N. d’un accord tacite et, je crois, sans réserve. Son bras libre prenait donc sur lui de montrer avec passion tout ce qui nous entourait. Il dirigeait mon regard à la baguette : là, un champ d’oliviers ; ici, tel papillon ; le nuage, là-bas, qui imite l’écriture illisible des médecins, et puis toutes ces vignes à perte de vue ! Je devais savoir – bien sûr – que les coteaux étaient situés sur un balcon de schistes du Cambrien, le début de l’ère paléozoïque : à l’idée de piétiner tant d’Histoire, j’eus soudain le vertige, m’accrochai de plus belle à son bras, et dus continuer la grimpette sur la pointe des pieds (pour ne pas abîmer).

Nous marchions tranquillement dans les traces d’un sanglier, scrutant le sol à l’affût des lézards, quand N. fléchit les genoux, m’emportant avec lui dans les méandres de la roche métamorphique. Il s’intéressait particulièrement à l’aspect feuilleté de ces plaques d’ardoises, qu’on appelait pour cette raison « un feuillet rocheux » et qui me faisait d’abord penser à la croûte charbonneuse du pain noir cuit au Chazelet (seul réconfort à la montagne). Je ne l’arrêtais plus ; il s’attardait sur tout ce qui était beau, tout ce qui était rare aussi, et tout était d’une rare beauté ici : bref, nous n’allions pas arriver de sitôt au terme de notre ascension (ce que je lui fis remarquer alors qu’il amorçait, sans penser aux conséquences, une description fidèle de la picole, outil indispensable du parfait viticulteur – précisément, une sorte de pioche pour travailler la terre des plants de vigne).

Certes, personne ne nous attendait là-haut mais j’attendais avec impatience, pour ma part, le moment de la douche, aussi de la buvette (il faut des repères solides, même en vacances). Sous l’effet du fœhn et de l’effort, le visage de N. prenait une teinte lie-de-vin tandis que je commençais toute entière à me fondre avec la Côte Vermeille. Comme nous avions encore du chemin à parcourir, je tirai discrètement sur notre bras commun et nous nous remîmes en route. Heureusement, pour un mois d’octobre, le soleil était encore bien haut, imprenable comme le pompon des manèges. Et puis, nous n’étions pas encore passés à l’heure d’hiver, dont on se soucie peu d’ailleurs sur le littoral. Ici, point d’avance ou de retard, on vit d’abord au rythme la mer. Laquelle quitte, à son bon vouloir, sa robe limpide pour s’envelopper d’un voile acajou, reflet de la lune et d’un Banyuls hors d’âge. Alors seulement vient le soir.

Enfin, perchés sur la tour Madeloc après des heures de marche et de panégyrique, nous ressemblions moins à de grands poètes qu’à de la petite friture. Assoiffée, je fis remarquer comme la Méditerranée ressemblait à une pleine bouteille alors – non, plutôt des dames-jeannes entières de curaçao renversées : une immense flaque couleur E133. De toute évidence, l’heure n’était plus à l’emphase, mais bien à celle de l’apéro. Encore fallait-il que nous redescendions de notre perchoir d’un seul et même pas afin d’arriver en bas coude à coude, vaguement ponctuels.

25.10.21

Les températures sont tantôt plus hautes, tantôt plus basses que les normales de saison (calculées sur 30 ans et mises à jour toutes les décennies). Je sors peu pour éviter les transitions. Marche pieds nus, trois pulls sur le dos ; parfois en sous-vêtements avec, pour seul accessoire, une bouillotte réchauffant le plexus nerveux végétatif situé derrière l’estomac (plus connu sous le nom de plexus solaire). Le climat change, non pas l’heure d’extinction des réverbères.

Avant et après la météo, la même publicité où, cela va sans dire, les sourires pleuvent, les mains se tendent, les dents irradient, bref, où il fait bon vivre comme dans toutes les publicités qui ne vendent pas l’aura mélodramatique d’un parfum : « LE CHOIX FUNERAIRE, votre partenaire obsèques. Reposez-vous sur nous. » J’apprends du même coup que je peux me reposer sur quelqu’un d’autre que sur celui qui est mort et que le temps restera sec jusqu’à jeudi prochain. Indice de confiance : 2/5. A mon sens les prévisions ne sont pas bonnes ; je tente de me rappeler où et quand j’ai vu mon parapluie pour la dernière fois : impossible.

Tout bien considéré, un partenaire d’obsèques est plutôt une bonne idée. Un cavalier pour le bal de toute dernière année. Quelqu’un de compétent, formé à partager ma tristesse sans m’encombrer de la sienne : il me serait étranger. Un intérimaire. Sa mission consisterait à m’accompagner à chaque enterrement pour une bouchée de pain complet sans gluten, en échange d’un buffet à volonté après les funérailles, avec mention des allergènes et alternatives véganes. Un inconnu dont je pourrais choisir le prénom, pour plus de commodité, et qui présenterait bien mais sans en faire trop, bien sûr, car il serait tout à fait déplacé de chercher à se faire bien voir lors d’une cérémonie où celui qui nous y a conviés reste introuvable. Et puis, si les morts ont tous la même peau, ceux qui restent ont franchement tous la même tête, aussi l’apparence n’aura-t-elle aucune d’importance. Disons qu’il ressemblera à n’importe qui (barbe sculptée, mèche rebelle et jean retroussé) et cela suffira à créer un climat de confiance, du moins un sentiment familier, appréciable dans ce genre de circonstance. Reste l’attitude dudit partenaire qui, elle, devra être irréprochable : je l’imagine faire les liaisons entre les mots, baisser la tête quand il le faut, prendre la mienne sur son épaule… —  Je vous présente mon partenaire d’absence, il parle peu, console bien, serre correctement la main. 

Aux autres endeuillés, il partagerait ses plus sincères condoléances et, discrètement, son code promo. Après tout, la mort, ça fait partie de la vie, et la vie, il faut bien la gagner aussi… bref, il aurait le sens des réalités comme on dit, et je ne pourrais pas le lui reprocher, de garder les pieds sur terre, je serais même rassurée, au fond, que quelqu’un ici se décide à ne pas monter au ciel. Il me divertirait enfin, de façon un peu coupable, comme ces conneries à la télé qui font penser à autre chose de peut-être pire après tout, mais de différent.

Aujourd’hui, je n’ai pas encore tiré les rideaux. Il fait nuit si tôt qu’il est déjà trop tard. Cependant la nébulosité, hier abondante, devrait se dissiper demain et progressivement laisser place à une période d’accalmie : je sais déjà tout du temps qu’il fait. Impossible, en revanche, de prévoir le temps qu’il faut.

à la mémoire de B. & B.

29.08.21

En rentrant de vacances, j’ai soudain eu une prise de conscience, témoigne ce père de famille encore rougi par le soleil, ou simplement rougeaud. Il reconnaît s’y prendre à la dernière minute, mais ne ménage pas ses efforts pour trouver un centre où faire piquer son ado. La mère, câblée à son téléphone, passe dans le champ : Surtout, on veut à tout prix éviter une forme grave de la maladie. On ne sait pas si elle s’adresse à la caméra ou au micro qui pendouille sous son menton, mais la détresse de cette femme n’en reste pas moins criante de vérité. Le père, à cet instant, tousse un peu : C’est la clope, assure-t-il en tendant son paquet de cigarettes sans filtre au journaliste. Celui-ci décline, l’autre poursuit tout en sortant la fumée par le nez : J’ai vu le cartable tout prêt pour la rentrée, perdu là, au milieu de tout son fourbi, et à cet instant mon cœur s’est serré (c’était pas la clope ce coup-ci). J’ai compris qu’il fallait tout mettre en œuvre pour lui assurer une scolarité normale. Autrefois inquiet quant aux effets secondaires, il est désormais bien décidé à ne pas voir son petit trésor alité dans sa chambre tout l’hiver. Surtout, qu’il n’attrape pas le virus de la flemmingite aiguë cette année !

À tous les jeunes qui viennent d’avoir leur permis, notez que le frichti vaccinal est désormais disponible en drive ! Si vous commandez un double menu Big Vax avant la fin du mois, vous bénéficierez de votre premier contrôle technique offert, de 10 points supplémentaires sur votre permis, de l’huile en rab, d’un détecteur de radars gratuit avec alertes en temps réel directement téléchargé sur votre téléphone, d’un bracelet fluorescent ambiance boîte de nuit, d’un billet coupe-file pour votre troisième dose, d’un désodorisant senteur Festival à suspendre au rétroviseur, enfin d’une planche de stickers personnalisés avec votre QR Code prêt-à-flasher : sympa pour décorer votre voiture, vos sneakers, votre agenda, et même la peau (nos stickers sont testés sous contrôle dermatologique, cependant si vous constatez des rougeurs, un gonflement ou de fortes démangeaisons, retirez immédiatement, rincez à l’eau froide et évitez tout nouveau contact avec l’allergène).

24.08.21

L’enfant empoigne les jambes de sa mère, froides comme une paire de ciseaux. À la faveur d’un entrechat, elle lui coupe un doigt, une mèche de cheveux et le bout de son museau. Ça ne le calme pas. Affolé de la voir partir, l’abandonnant ici, avec les monstres de sous le lit, il agrippe ses chevilles globuleuses – la malléole a une tête d’épingle –, enfonce ses ongles dans le cuir des mollets et finit coupé en deux lorsqu’elle referme violemment la porte sur lui. Ainsi divisé, il peut désormais se garder tout seul, comme un grand (les grands, il le sait, passent leur temps à se dédoubler, parfois même se mettent en quatre pour augmenter les chances de s’entendre) : la partie basse se met sagement au lit, les pieds sur l’oreiller, tandis que la tête repose sur la table du salon, veillant un peu devant la télévision. Présence familière, doux bruit de fond que les cris de sa mère décapitée en direct.
Puis, l’écran devient tout noir : pour voir la suite du programme, il faut payer davantage.

Aujourd’hui dans Question de mode : on aime son tombé nonchalant, sa coupe unisexe, son tissu respirant… Intemporel et confortable, on dit de lui qu’il a déjà détrôné le paréo et s’apprête à conquérir le monde de la haute couture ! Alors ? Si vous pensez avoir la réponse, merci de nous la donner.

Se glisse, entre deux Priorité au direct, un reportage sur la discrimination capillaire et l’ouverture d’un salon dédié aux cheveux bouclés : La Touffe sans pareille. Un véritable sacerdoce pour cette auto-entrepreneuse que de combattre la moquerie du frisottis et de gonfler les crinières. À chaque shampoing, elle ne manque pas de bénir l’eau claire qui, à l’instar de Pluie La Divine, ruine diktats et brushings. Lieu de tolérance s’il en est, on y accueille aussi bien les anglaises que les afros. En revanche, pour les lissages brésiliens, les cheveux raplapla, les baguettes et les franges rideaux, c’est de l’autre côté de la rue que ça se coiffe, nous explique la journaliste ; laquelle, impartiale, se met en route vers La Fine Fleur du Lisse.

Une voix de synthèse énumère les noms de toutes les victimes de la horde tandis que défilent sans effort quantité de linceuls, ni trop larges ni trop serrés, parfaitement uniformes sur le carrousel à bagages de l’aéroport, privatisé pour l’occasion.

12.07.21

Le soleil gonfle comme un coquard ; le canapé continue de s’affaisser.
Mes vertèbres le suivent, par solidarité.
Je redresse cependant la tête : le paysage est de travers.

Rien à faire, je suis aux premières loges d’une scène qui ne colle pas.

Je m’approche de la fenêtre, trébuche sur le pied du ventilateur, perds une pantoufle, enfin écarquille des yeux las et secs. Ils couinent comme des chaussures neuves qu’on aura tôt fait de revendre à un sourd. Au beau milieu de mon champ de vision, dévorant le premier plan, se dresse un éléphanteau rose et mauve, entouré de bulles souriantes et carnassières qui ressemblent à de gros ballons prêts à éclater. La peinture est bien trop vive. Encore fraîche, elle pourrait s’estomper à la faveur d’un orage, d’un lézard décidé… et si le vent s’y mettait, la gifle d’une branche… Reste qu’elle tacherait volontiers mon doigt si je pouvais l’étirer jusque-là : je ne m’y aventure pas. J’ai des mains de pianistes, d’accord, mais il ne faut pas exagérer. Et puis, c’est sûrement plein d’allergènes, la peinture aérosol. Mieux vaut ne pas y toucher.

Toujours est-il que l’horizon a bien changé, gondole autant qu’une feuille de papier sous une montagne de glu. Me voilà face à un mur tout mignon et tout bariolé, effets d’optique et éblouissements à la clef. Impossible désormais d’ouvrir les volets sans faire entrer dans mon salon un encombrant pachyderme, ivre de surcroît. De toute évidence, il s’agit de Dumbo, le fameux éléphant volant des studios Disney, que je pensais sagement endormi dans le vieux magnétoscope de mes parents. Aussi suis-je très agacée par ce changement de décor soudain comme la fiente d’un pigeon sur la visière de mon imprenable couvre-chef.

C’est que j’appréciais l’insignifiance du mur d’en face, sa couleur porcelaine contrastant avec tout un réseau de traînées noires, le fait qu’il soit incapable de retenir le regard – tableau terne, sécurité fade. Disons qu’il remplissait bien son rôle de mur, tenait debout malgré les fissures, ne donnait aucune perspective, faisait simplement de l’ombre aux poubelles et aux vélos de la cour. À ma connaissance, jamais personne ne s’en était plaint (et bien au contraire, je pourrais dire). Façade vieillotte et familière, elle était aussi peu dérangeante que la mouche morte dans la vasque du plafonnier dont je n’ose changer l’ampoule depuis qu’elle a grillé – peu après la mouche d’ailleurs – car je devrais alors nettoyer le poussiéreux luminaire, entreprise périlleuse s’il en est, et tout à fait inutile étant donné qu’il est impossible d’éclairer la pièce ; or, un nettoyage méticuleux nécessite un éclairage correct. L’inverse étant vrai, je préfère ne rien toucher. Une fois pour toutes, ne pas entacher la grisaille.

29.06.21

Autoritaire, la lumière pénètre sans ciller. Je ne vois plus l’heure s’afficher sur l’écran : suspendues dans l’air, les particules remplacent les secondes. L’appartement est traversant : baigné de poussière.

Laquelle ne s’est encore déposée par terre. Partout elle volette, constelle la pièce. L’air est un rideau opaque, une vieille étoffe qui se fait battre : les poumons filtrent comme ils peuvent ce que je respire. Aussi le balai n’est-il d’aucune utilité : je prends mon filet à papillons, rattrape au moins cinq minutes de mon précieux temps à perdre. Soit une réserve de trois cents moutons.

En somme, je suis dans un bon jour – ce qui arrive une semaine sur deux.

12.05.21

J’ai lu qu’au Brésil les infirmières remplissent d’eau tiède deux gants à usage unique, les nouent ensemble, puis entrelacent les doigts raides et froids des patients en réanimation. Certains voient dans ces mains jointes un geste tendre, une façon ingénieuse de pallier l’absence des proches ; d’autres, un moyen d’éviter que le manque de chaleur ne fausse les mesures médicales. J’y vois d’abord une planche de salut : je suis allergique au latex. Si je devais dormir à la toute dernière extrémité du lit, ma peau parlerait d’instinct le langage des cloques et des plaques. Aussi marquerait-elle franchement son désaccord. Me voilà donc parée en cas de rapport non consenti avec un corps étranger.

Mais en proie à ces reliefs pointillistes, cette éruption de pustules, ce prurit vivace enfin, qui donc pour me gratter jusqu’au sang ?

Autrement, dans un dernier souffle, j’offrirai généreusement mon corps à la science ! Lequel permettra une approche empirique du braille, bientôt déchiffré sur le bout des doigts. Enfin, c’est un cas de figure parmi d’autres aveuglements.

02.05.21

D’aucuns pensent à tort que je ne suis qu’idées noires. Ce que je raconte serait si sombre que seuls d’émérites nyctalopes pourraient s’y plonger sans risquer de se cogner aux majuscules, tomber dans les marges ou se prendre les pieds dans la racine pendante d’une longue plainte minuscule. Sans tambour ni trompette, j’écris pourtant des histoires si drôles que je ris à m’en fendre l’âme ! Regardez plutôt !

À l’hôpital, savez-vous donc où sont passées les ombres ? — Elles se sont fait porter pâles !
Et pendant que vous rirez à gorge déployée, je vous ferai avaler un peu de culture générale. Le scialytique – à ne pas confondre avec la sciatique pour laquelle je vous souhaite bien du courage – est un éclairage étudié pour détruire toutes les ombres et permettre ainsi au visiteur de se familiariser avec les limbes. En effet, il projette un faisceau lumineux à lui seul capable de dissiper le moindre doute : vous êtes au bloc opératoire, sinon en mauvaise posture.

Toujours est-il que je ne me livre guère à l’humour noir, mais pour en avoir la preuve, encore faudrait-il me laisser le temps de dépeindre tout le comique de la situation. Si je suis rompue au sarcasme, j’ai d’abord le sens de l’humour pâle. Celui qui rit nerveusement à chaque fois qu’il aperçoit, sous la peau diaphane, tout cet entrelacs de teintes chaudes et froides. Naturellement je fréquente l’humour blanc comme les chambres où l’on soigne, ne manque pas non plus d’humour gris qui est la couleur des gens que j’y croise.

10.04.21

Il s’achèterait des fleurs lui-même, voilà ce qu’il se dit. Mon voisin – qui avoisinait la trentaine de cartons vides sur le paillasson – s’était donc fait porter un bouquet, espérant engager la conversation et plus si affinités avec le livreur. Cependant, c’est un drone qui sonna à la porte. Il ne parlait pas français, il ne parlait pas du tout, en vérité. Il gardait son sang-froid devant les avances du célibataire qui, ainsi éconduit, se jura de ne plus commander que des pizzas prédécoupées sur lesquelles il avait pour habitude d’ajouter un peu de plastique râpé. Une fois fondu, il devenait si extensible qu’il pouvait alors tisser des liens entre les différentes pièces de son petit cocon.   

Reste qu’il avait des fleurs sur les bras et pas un coup d’un soir sur le dos. Désespéré, de surcroît inquiet à l’idée de commettre l’irréparable, il goba pour se consoler l’intégralité de la boîte d’oursons en gélatine rose spécialement conçus pour repousser la calvitie. Puis il ouvrit tous les placards à la recherche de quelque chose ressemblant à un vase. Il se rendit compte alors qu’il avait oublié de cocher la case « À usage unique » au moment de la commande ! Une fois déballées, il constata donc que les fleurs étaient synthétiques : preuve immortelle de ce fiasco qu’il pourrait au moins épousseter de temps en temps. Ce n’était décidément pas son jour de chance, en matière de romantisme. Et notre soupirant à l’agonie fit toute une story de sa chienne de vie.

Une chance pour lui : ça plaisait autant que les vidéos de chiots. Suite aux nombreux messages de soutien reçus durant la nuit, il parvint à se ressaisir rapidement et, dans la foulée, créa une chaîne de cuisine. Il avait enfin trouvé l’ingrédient clé de la résilience, non moins celle de sa réussite ! En temps réel, face caméra, il râpait tiges et pétales. Les parsemait ensuite sur une pizza, un plat de pâtes, un gratin de légumes, un croque-monsieur… C’était en somme devenu sa marque de fabrique, aussi un rendez-vous quotidien.

Dans le récipient de son mixeur (qui servait donc de vase), d’autres bouquets attendaient leur tour. Les fausses fleurs passaient par toutes les couleurs. (À l’instar de leur mort, leur peur ne paraissait guère naturelle : je soupçonnais un de ces filtres kaléidoscope.) Tôt ou tard, elles finissaient au four et – c’était là le clou de la recette – dégoulinaient de concert avec l’enthousiasme des spectateurs qui se rassemblaient, unanimes, sous un seul et même applaudissement digital.
Ainsi fit-il rapidement le buzz et, un jour, je remarquai qu’il avait déménagé dans un pays lointain où vont ceux qui s’approchent dangereusement de la réussite totale. Il faisait quantité de reels pour montrer comme il réalisait ses rêves : il pouvait notamment commander n’importe quoi à des robots qui lui parlaient beaucoup, qui plus est dans la langue de son choix.

Depuis, j’ai enfin découvert son vrai visage – disons plus distinctement qu’à travers mon judas – et il faut bien avouer qu’il est sympathique, presque solaire, du moins bronzé, ce qui n’est pas désagréable à regarder. Je le croise souvent dans les parties communes de l’écran et je dois dire que nous entretenons d’excellents rapports de voisinage. Poli, il hoche sans arrêt la tête en guise de salutation et ce n’est vraiment pas si courant, tant d’égards, dans la vie de tous les jours.

03.04.21

« Range ton antichambre ! » ordonnent les parents télétravailleurs aux enfants qui rêvent de maison buissonnière et gribouillent, par habitude, une spirale indélébile au coin de la porte d’entrée, parfois dans les marges du dernier avis d’échéance.

On a fait du chemin. Aussi les restrictions sont-elles bien plus souples aujourd’hui que par le passé mais, bon sang, rien n’assouplit le cuir si raide de ces splendides chaussures bien perchées qui, à force de piétiner dans leur boîte d’origine jusqu’à donner des haut-le-cœur au couvercle, se font toutes seules des ampoules !

Je tiens le manche de la serpillière comme le mât d’un radeau. C’est-à-dire que je l’ai passée machinalement tout autour de moi, et me voilà bloquée en plein milieu de la pièce. À égale distance (disons trois enjambées) de ce livre qui m’attend à plat ventre sur le canapé et de ma tasse de thé qui s’est empressée de refroidir. Pas un courant d’air pour accélérer ma délivrance (les fenêtres, bien sûr, j’ai oublié de les ouvrir).
Je reste donc sur le carreau – le seul encore sale.

Tous dans le même bateau : on attend que s’assèche le cours des choses.

21.02.21

Peut-on remonter les bretelles de celui qui se serre déjà la ceinture, le petit doigt sur la couture du pantalon ?

Cependant j’entends dire que « nous pourrions payer très cher le moindre relâchement », alors je contracte et persévère, crispe les mains, me casse un ongle, me foule un muscle, m’arrache les cheveux, convulse un peu, me dévisse la tête, finalement me casse les dents — sans toutefois parvenir à ôter l’opercule. Force est de constater qu’enfoncer des portes ouvertes est nettement moins fatigant que s’acharner sur les couvercles !

Si je ne donne pas un sou des pots cassés, je rachèterai coûte que coûte le temps que j’ai perdu (et sans doute de meilleurs ouvre-boîtes).

Je ne savais pas qu’en médecine une résolution qualifie justement le relâchement d’une tension ! aussi, un retour à l’état normal… Toujours est-il qu’on ne ménage pas ses efforts pour se détendre. Certains préfèrent les pantoufles aux lacets compliqués, d’autres choisissent la méditation plutôt que le vélo d’appartement, mais rien n’y fait : reléguées au fond du tiroir, les chaînes restent inextricables.

20.02.21

Sur mon bureau trône ce bouton rouge dans un écrin, bouton que j’enfonce volontiers quand j’ai soif d’aventure. Sous mon siège, la trappe s’ouvre alors, ou reste close. C’est plus excitant encore que de rebrancher le téléphone, composer un numéro au hasard, jeter un mégot dans la poubelle, laisser brûler la bougie près des rideaux, étouffer la cocotte-minute sur le feu, siffler un animal dangereux, sonner chez le voisin psychanalyste, traverser la ville en fermant les yeux ou mettre le doigt dans la gueule du chien qui passe par là. Oui, encore plus grisant qu’ouvrir la porte sans regarder par le judas !

(Quand j’ai soif d’autre chose, c’est avec moins d’enthousiasme dans ce cas que j’ouvre le réfrigérateur ou bien remplis la bouilloire — de l’eau glacée sinon trop chaude. Cela dit, je suis tout à mon service et ne me sers que sur un plateau d’argent : sous mon toit, je suis quelqu’un d’important.)

Oh, cette année, pas de foire ! N’a-t-on donc pas d’autre choix que d’aller en montagne pour prendre de l’altitude ? Que signifie donc ce manège ? Où va-t-on vivre des émotions fortes à la fin ? où briser les tympans ? et avec qui jouer à se faire peur ? Un train fantôme avec de vrais fantômes, ce n’est pas du jeu ! Qui va-t-on bien pouvoir mordre ?

Pour soulever le cœur, il ne nous reste plus qu’à marcher sur les mains, boire du pur jus d’ortie, ou brusquement prendre un virage. Aussi faudra-t-il trouver d’autres attractions — l’électricité statique ?

15.02.21

— Je suis au creux de la vague… 

— Tu as bien de la chance ! je suis entre deux montagnes !

— Ne serions-nous pas dans le même bateau ?

— Ici, pas de hublot.

Au trente-sixième dessous, un fou rire s’est pendu dans sa cellule. Il n’aura pas supporté qu’injustement on le condamne. Il a laissé un mot dans la poche de sa veste qu’il était las de devoir constamment retourner : Ne vous méprenez pas, un monde piriforme serait capable de se fendre la poire. Rien de pire, en revanche, qu’un mauvais public ! Et je vous tire la langue à la fin !

Reste le lapsus qui parfois encore nous rend visite, et par effraction toujours (lui se moque bien des mots-clefs, leur manque d’ouverture). Savez-vous ce qu’il dit, pour me consoler ? – Un de pendu, dix de retrouvés. Autant dire que je fais tout pour lui rendre la pareille, déjà en le mettant à l’aise : – Je vous envie, instable et vous. Voulez-vous boire quelque chose ? La tasse, mais oui ! Avec ou sans chaloupe ?

13.02.21

Percuté par une voiture, un jeune homme passe plus de deux ans dans le coma, finalement se réveille en l’an 2021, ignorant tout de la pandémie actuelle.

Ah, le bienheureux ! Avide de dialogues et de nouvelles, c’est à bon droit qu’il voudra rattraper tout le temps perdu. Et comment lui annoncer qu’il n’a pas manqué grand-chose pendant son lourd sommeil, que le monde pour ainsi dire somnole et que tout manque au contraire ? Masqués ses camarades, de nouveau maquée sa copine, muselées les salles de concert, annulé son stage à l’étranger, interdits ses cours de taekwondo, fermés les campus, à l’hosto son coloc, protocolées les visites, morte la grand-tante, pas bien en forme non plus le pépé…

Quel fardeau pour la mère ! Après avoir sauté de joie et dans les bras de son éternel petit garçon (certes majeur et vacciné alors qu’il dormait), elle fut effrayée par la tâche ingrate qui lui incombait alors : raconter en bonne et due forme – pire encore, résumer ! – ce feuilleton tant rebattu, les innombrables saisons de La Crise sanitaire. Mille et une nuits d’info en continu auraient-elles seulement pu sauver Shéhérazade de représailles certaines ? Plutôt perdre connaissance qu’être ainsi vouée à la torture et aux récits enchâssés !

Elle sauta donc par la fenêtre, miraculeusement restée ouverte pour ventiler et décontaminer la pièce ainsi que le recommande instamment la Haute Autorité de Santé.

C’est tout naturellement qu’elle succéda à son fils sur le lit de réanimation. Les draps sentaient bon la tranquillité, et encore un peu le fruit de ses entrailles. Il faut dire qu’il lui avait tendrement chauffé la place avant de couper le cordon.

En lisant ce fait divers, un individu très isolé mais qui tournait encore bien rond là-dedans se dit que « sortir du coma », c’était la meilleure façon de sortir, à coup sûr ! Ainsi illuminé et traversé d’une énergie nouvelle, il s’étourdit gaiement à l’aide du plafonnier qui attendait d’être fixé et encombrait le seuil depuis des mois. Lesquels, mis bout à bout, font des lustres déjà. 

Qu’on se le dise, une bonne mère et un brave type ne sont jamais à court de grands moyens.

08.02.21

Alors que les étudiants pourrissent sur leur couchette ou se pressent à la banque alimentaire sans passer par la case départ, les petits vieux s’accrochent à la barre de lit et au privilège de la vaccination prioritaire. Moisissant dans leur chambrette, ils persistent à guetter par la fenêtre le défilé des têtes et autres masques familiers.

Agueusie et Anosmie sont dans le même bateau, Anosmie tombe à l’eau, qu’est-ce qu’il reste ? Agheu agheu…

Ailleurs suppure l’attente, s’empoussièrent les velours du cinéma, germent les pommes de terre dans les hangars, croupissent les girafes de bière, rancit l’olive qui a roulé sous la table bancale le premier janvier deux mille vingt à 00h57. Derrière le zinc, les eaux-de-vie résistent ; par contre, définitivement avariée la charcuterie coupée d’avance tandis qu’une odeur d’ammoniac s’exhale des planches de fromage. Reste à partager la joie – que dis-je, la chance ! – d’avoir perdu ensemble le goût et l’odorat.
Disons-le, ça pue franchement, une ombre en décomposition.

Ceux qui broient du noir sauront apprécier la chapelure, faute de quoi seront amenés à perdre le goût du pain.

Qu’à cela ne tienne ! il ne faut pas désespérer ! Prenons exemple sur ces ascètes que le vent, énergie renouvelable qui plus est, suffit à nourrir ! Une recette facile et saine : y ajouter quelques bonnes ondes 5G et une ampoule plein spectre.

05.02.21

On conseille désormais au Bon Citoyen de s’abstenir de parler dans le métro. (S’il avait pour habitude de demander mollement une place assise, qu’il se ravise et tienne mieux sur ses jambes, bon sang !)

Entre nous, que pourraient donc bien se dire des bipèdes plus bas que terre – et ce, parfois jusqu’au terminus ! –, sinon quelques plaintives onomatopées et autres cris étouffés ? Pfff.

L’avenir appartient donc aux ventriloques ! (Quant au sort des marionnettes…)

Peut-être faut-il aller plus loin encore, et inviter le citoyen masqué à se taire tout à fait, non seulement dans les tunnels, mais aussi dans les bunkers, les sous-marins, les taupinières, les ascenseurs, l’escalier de secours, les garages enterrés, les parkings humides, caves et caveaux, sous les combles, au fond du trou, sous le manteau, dans sa barbe, sur ses grands chevaux, et tant qu’à faire, ne plus même bouger les lèvres in petto.

Cependant, je me pose la question : ne faudrait-il pas détenir une clef pour fermer la bouche à double tour ? (Tout comment taire sera le bienvenu.)

03.02.21

À celui qui donnerait tout pour un petit remontant – sans oublier l’attachant dessous de verre publicitaire et l’addition toujours moins salée que les traditionnelles cacahuètes –, je ne saurais trop lui conseiller de suivre à la lettre le fameux proverbe « on n’est jamais mieux servi que par soi-même ». En donnant ainsi de sa personne, par-ci, par-là, il pourra endosser à la fois le rôle du garçon de café et celui de l’habitué – puis de tous les figurants, de sa doublure, qui l’en empêche ?

Devant et derrière la caméra, il se fera son cinéma, renouant ainsi avec le bonheur simple du grand écran de fumée. Il aura soudain l’impression de faire partie d’une grande famille, laquelle remplira la salle injustement sevrée d’avant-premières jusqu’alors.

Ivre d’applaudissements et pour le moins submergée par l’émotion, la toile se détendra sur-le-champ : changée en chiffon, elle sera fort utile pour éponger la consommation renversée (porter un plateau, ça reste un métier !). Bien entendu, pour réaliser son rêve, le pilier de bar sans bar abusera de grands travellings, du canapé à la cuisine, prenant très à cœur sa nouvelle vocation : réalisateur de superproductions. Enfin, il sera bien inspiré de s’offrir une machine à glaçons : n’ayant d’autre compagnie que lui-même, il pourrait être amené à briser la glace et, face à un acteur aussi impressionnant, mieux vaut trouver rapidement un sujet de conversation original. Ainsi évitera-t-il les silences embarrassants des vieux films d’auteur.

Quant à ceux qui rêvent plutôt de théâtre, ils doivent garder espoir et tendre l’oreille ! Ils risquent d’entendre les trois coups plus tôt qu’ils ne l’imaginent ! Au reste, le vraisemblable troisième confinement leur donnera bientôt tout le loisir de construire un quatrième mur bien solide à la place de ces trop maigres cloisons séparant le coin télétravail du recoin télévision.

Il faut garder à l’esprit que la clientèle des clubs libertins est sans doute la plus malheureuse à cette heure. Sans plus de joker, il faut ronger son frein et grignoter chaque jour le même partenaire, le plus souvent sur le pouce… Quel ennui ! Je ne peux malheureusement rien pour elle, étant pour ma part fidèle depuis des années à la même pitance faite de fausse chair, de fausse mayonnaise et de faux fromage (dit à bon escient faux mage) afin de nourrir le manque, et partant mes fantasmes. Celui, tenace, de rester sur ma faim.

Il m’arrive toutefois de penser avec nostalgie aux dîners des grands restaurants qui ont toujours eu la prévenance de mettre sous mes yeux autant de couteaux et de fourchettes que de bonnes raisons d’en détourner l’usage. Ayant une fâcheuse tendance à me réfugier dans les boîtes qui conservent lorsque je suis livrée à moi-même, je dois avouer que je me languis parfois de ces bonnes adresses qui changeaient, tout bonnement, de celle où je réside. Je ne suis cependant pas la plus à plaindre étant donné que des mets gastronomiques, j’ai déjà la cloche ! Elle garde à bonne température les petites voix dans ma tête qui, lorsque survient une disette de raison, me servent de collation.

Je ne manque donc presque de rien, et c’est bien intentionnellement que je n’ai pas évoqué concerts et autres lieux de transe car j’aurais ressenti des fourmillements me parcourir le corps, ensuite été contrainte de faire du sport, au moins me dégourdir les jambes sur une musique entêtante… Cependant, il me reste suffisamment de volonté pour éviter ce triste sort ! Moi vivante, jamais je n’en arriverai à de telles extrémités ! (Les miennes sont d’ailleurs bien trop froides.)

30.01.21

La nuit dernière, j’ai rêvé de Michel Houellebecq qui, en plus de son désespoir congénital, cultivait depuis peu des pommes sans pesticides, ce pourquoi il s’était déplacé jusqu’à mon domicile. L’attention était tout à fait charmante et le panier bien rempli ; cependant, les vers étaient dans tous les fruits. Ne restait plus qu’à en faire de la compote, puis se donner l’un l’autre la becquée.

La veille encore, je faisais des nœuds sur un bateau du Vendée Globe en compagnie d’Édouard Levé qui, gentiment, me partageait sa corde. Si je dois boire un verre à moitié vide avec Sylvia Plath la nuit prochaine, je serai tentée de croire que mon inconscient n’est vraiment pas en forme. Quoique fidèle, cet asile confortable finira par me tirer vers le bas : d’ailleurs, voilà plusieurs semaines déjà que je m’endors et me réveille sur le ventre comme si je venais de chuter du 11ème étage.

C’est la mort dans l’âme que je vais donc devoir couper les ponts avec ce noctambule-là, personnalité toxique s’il en est (et peut-être même pervers narcissique si j’en crois le questionnaire que j’ai rempli en ligne). Il faut réagir vite et comme qui dirait sauver les meubles – surtout le sommier tapissier qui ne résistera pas plus longtemps à de telles visites. Je dois garder pleinement conscience de cette joie de vivre qui subsiste, et ne manque pas d’imagination quand il s’agit de garder les yeux ouverts. Oui, il est encore temps de sauver cette petite flamme intérieure qui, vaillante et ponctuelle, se rallume chaque soir, à l’heure du coucher. Quand les muscles s’allongent et les distances raccourcissent.

Si je prends ainsi le risque de renouer avec l’insomnie en déclinant les songes, je ne manquerai pas d’inviter une ribambelle de moutons qui, sans jamais rechigner, sauteront joyeusement les barrières au fur et à mesure que je les dispose.

Pendant ce temps, sur une plateforme téléphonique :

— Je suis cas contact d’un fantôme. Dois-je vraiment m’isoler pendant une semaine ? J’avoue que je ne préférerais pas. Je crois ma maison hantée. J’entends la pensée grincer et les portes s’ouvrent toutes seules ! Je peux depuis hier les traverser. D’après vous, suis-je encore contagieux ?

29.01.21

Réponse somme toute légitime à la morosité ambiante, des voix s’élèvent à tort et à travers pour nous remonter le moral et les zygomatiques : « le positif attire le positif » ! Mais on n’a pas idée ! Une telle formule, en pleine pandémie ! C’est de fort mauvais augure, et je ne donne pas cher de notre peau (je suis d’ailleurs en lien direct avec ceux-qui-savent). Les écouvillons ont le bras de six pieds de long et, qu’on le veuille ou non, continueront à imposer leur logique : positif = palliatif. (En ces temps difficiles, nous apprécierons toutefois la salubre rime.)

Variant possible de la positivite aiguë (très contagieuse d’après mes sources), le faux positif gagne du terrain, s’impose dans le paysage médiatique et, comme toute personnalité publique, parle en conséquence pour ne rien dire.

Alors qu’il s’est engagé à faire sourire tous ceux qu’il croise en étant simplement lui-même, c’est-à-dire respirant la santé, le véritable optimiste s’attire finalement les foudres du faux négatif (sa doublure officieuse). Autant dire qu’il privilégie depuis le sourire intérieur.

Quant à moi, d’une négativité à toute épreuve, je suis positivement à l’abri de telles équations. C’était moins une !

17.01.2021


Elle a changé. Plus rien ne sera comme avant. Elle ne comptera pas ses efforts, je peux lui faire confiance cette fois ! Excepté les trahisons posthumes, on ne peut pas franchement dire que je sois rancunière : j’étais donc toute disposée à la croire sur parole. Et puis, il fallait la voir, dans son rôle de victime, tragique et implorante ! Elle avait tant envie de bien faire, repartir sur de bonnes bases… J’aurais été un monstre si je ne lui avais accordé une chance nouvelle – la lui refuser m’aurait demandé bien trop d’énergie qui plus est, puisqu’il aurait fallu la consoler 348 jours encore.

Un temps, j’ai cru qu’elle avait tenu ses promesses. Plus je la regardais, plus je trouvais qu’effectivement quelque chose avait changé. Quant à savoir précisément quoi, je restais perplexe, ayant toujours eu du mal avec le jeu des sept erreurs (si l’on fait varier les détails, la seule réponse fiable n’est-elle pas que c’est tout à fait différent ?). Ce n’était pas évident, pour ne pas dire tout à fait traître. J’avais l’impression d’être face à cette vague connaissance qu’un jour, sans raison manifeste, l’on ne reconnaît pas vraiment, sans pouvoir dire cependant ce qui perturbe, un ajout ou bien un manque. Est-ce une nouvelle paire de lunettes ? L’absence de poudre aux yeux ? S’agit-il plutôt de la coupe de cheveux ? leur couleur, la coiffure ? Le temps que je me décide, les lunettes ont cassé de nouveau ; quant aux cheveux, ils ont le plus souvent repoussé, parfois même déjà blanchi. Vous l’aurez compris, je ne suis guère sujette à l’effet de surprise.

Ne voulant tirer de conclusions trop hâtives, j’ai encore une fois laissé passer du temps (deux semaines et deux jours, pour être exacte). Après quelques semaines d’observation, c’est indéniable malheureusement : elle n’a pas changé d’un iota. L’année présente ressemble en tout point à l’année 2020 sauf que les deux zéros, pareils aux orbites creuses, auront laissé place à plus d’asymétrie : 2021 est clairement borgne. Un œil clos, l’autre à la pupille verticale et affûtée – celle des reptiles et autres prédateurs en embuscade, qui estiment au mieux la distance les séparant de leur proie, aussi celle qui vise. Au reste, une fenêtre borgne donne du jour mais aucune vue. Décidément, cela ne me dit rien qui vaille.

En guise de traîne, ce petit 1 tout étriqué ne nous avance pas beaucoup, n’a rien non plus d’une fondation nouvelle. Il s’agit tout au plus d’une fente qui me rappelle étrangement celle des portes entrouvertes…

En tout état de cause, le loquet finira aussi par mettre la clef sous la porte. D’aucuns font des vœux ; je laisserai faire l’usure naturelle.

La Preuve du contraire

Paru en décembre 2020 aux éditions Haut Bord (collection Refuge s’il en est), tout porte à croire qu’il s’agit là de mon premier livre et d’un ultime cadeau de Noël. Les librairies auraient même rouvert pour l’occasion (contribuez à l’immunité collective s’il vous plait, et donnez-leur raison).

Où trouver…

Le site Haut Bord
Le site Objet Livre

Grenoble : librairies du Square et des Modernes
Lyon : Ouvrir l’œil / Vivement dimanche / Le livre en pente
Villard-de-Lans : Au temps retrouvé
Paris : Le Monte-en-l’air
En ligne ici & ici

06.12.20

Le sexe assigné à ma naissance me convient fort bien — enfin, disons que je ne suis jamais allée vérifier. (Je connais bien entendu sa position géographique et la règle de l’accord du participe passé, ce qui suffit à satisfaire pleinement ma curiosité.) Disons qu’il ne me saute pas aux yeux, et c’est tout ce que je demande à un bon ami que de garder un peu de mystère ! aussi de faire preuve de discrétion quand il s’agit de laisser libre cours à mon imagination.  

Il s’avère que je suis davantage préoccupée par le bout de mon nez et mes oreilles un brin décollées (lesquelles pivotent chaque jour davantage vers mon visage pour mieux entendre, j’imagine, ce qui sort de ma bouche). Ensuite, je dois venir à bout de beaucoup de rumeurs que je fais courir sur mon compte, et il me reste maintes hypothèses à confronter entre elles. Par exemple, suis-je en train de dormir à cet instant, ou est-ce la réalité qui me pince les tétons et me met le doigt dans l’œil ?

Enfin, je suis jeune et j’espère me surprendre encore ! Ménopausée et sénile, j’aurai tout le loisir alors de discuter le sexe des anges et des monstres. Pour sûr, j’en serai tout émoustillée, et cela me fera rire, mais rire ! comme une gamine.


J’apprends le terme « CISHET » (que j’oublie aussitôt) ; je me dis « OK BOOMER » et par la même occasion, découvre combien j’aime, moi aussi, me donner des coups de batte en public.

Reste une question embarrassante : peut-on décemment avoir la bosse de l’écriture avec une bombe aérosol ?

05.12.20

L’écrivain vit dans le genre correspondant à son texte.

Doté à la naissance d’une langue plus longue que le bras, elle atteint sans peine le lac lacrymal où il puise son encre : c’est le premier jet.

A force de travail, il a fini par toucher un panel de lecteurs allant de l’enfant précoce à la vieille fille. Son prochain cœur de cible, c’est le groupe des dacryphiles anonymes qui se réunit une fois par semaine dans les sous-sols du fonds ancien parmi 700 autres incunables.

Enfin s’il peut éprouver du désir pour les personnes de l’autre texte – celui qu’il aurait pu écrire –, le plus souvent il se masturbe dans les règles de l’art : la grammaire est méthodique ; l’abécédaire malveillant ; le stylo toujours Pilot, jamais Bic. Aussi fait-il crier la syntaxe en martelant les touches de sa Valentine – en réalité, un clavier sans fil en silicone, tout plat, tout flasque, comme un sein entre les deux plaques du mammographe.

02.12.20

Mon credo prend chaque jour un peu plus la forme d’un point d’interrogation.
Est-ce à dire que je ne crois plus en rien ou que tout me répond ?

Certains ne perdent décidément pas le nord, mais peut-être la raison pour laquelle ils s’y sont engagés. Le bon sens voudrait qu’ils rebroussent chemin mais la marche arrière n’est plus fournie avec les nouveaux modèles de pensée, écartant ainsi le risque d’écraser leurs petits principes logés dans l’angle mort. Dans la démesure de possible, il est préférable de gagner du terrain la conscience tranquille.

Tandis que les plus fous saisissent la réalité à tour de bras (parfois de passe-passe) et la modèlent à leur image, les presque sages, eux, sautent sur l’occasion, lui croquent le col, ainsi nourrissent leur imagination.

Serait-ce une façon de tordre le cou aux idées reçues que de faire le coup du lapin à un vison ?

01.12.20

Certains ont une bonne étoile au-dessus de leur tête, et j’imagine un télescope plutôt fiable ; j’ai pour ma part une araignée au plafond. Fixée là-haut depuis trois semaines déjà, elle cohabite en parfaite équidistance avec deux auréoles apparues suite à un dégât des eaux. (Mon voisin, à bout de nerfs, aurait volontairement laissé le robinet ouvert pour se venger de n’avoir pu partir à la mer cet été. Afin d’accéder au domicile sinistré, on raconte que le plombier a dû sacrifier une énorme bouée avec son coupe-tube, puis éponger l’eau du bain avec ce qu’il avait sous la main, en l’occurrence un enfant à fort pouvoir absorbant, échoué là depuis l’enfance.)

Puisque je n’ai pas plus le sens d’orientation qu’un bouchon de champagne rebondissant sur tous les murs avant de taper dans l’œil, j’ai fait de cette araignée à huit branches ma rose des vents. Elle m’indique les points cardinaux et les directions intermédiaires, a récemment pointé l’équinoxe d’automne avec la plus souple de ses pattes et, serviable, ne manque jamais de me faire peur quand j’ai le hoquet (les bulles du champagne).

Toutefois, et comme je le regrette, elle s’approche dangereusement du solstice d’hiver : sa grande aiguille noire et affilée va donc bientôt sonner l’heure de sa propre mort. Il faut dire que je manque soudain d’empathie quand la nuit s’abat à dix-sept heures tapantes et, je le regrette là encore, si le jour ne daigne pas lever ses yeux sur moi, j’avoue devenir franchement cruelle. Pourtant, loin de moi l’idée de lui infliger de longues peines : ma cruauté devra être de courte durée. En un tour de main, ce sera fait. J’espère seulement que ce manche à balai certifié télescopique sera à la hauteur de la tâche.

La lune est pleine aujourd’hui ; le ciel vide de trouées.

Entre les deux auréoles jaunâtres trône désormais une trace éclatante,

pareille à une étoile écrasée.

30.11.20

Je suis dans tous mes états, autrement dit le pire et le meilleur. Il va de soi que je suis constamment dans un état second (et ce, sans un gramme d’alcool dans le sang). Je passe de l’un à l’autre comme je saute du pied droit au pied gauche. J’ai consulté plusieurs spécialistes qui refusent l’idée de piétinement : je souffre tout simplement de rebond alternatif.

Il n’empêche que c’est éreintant. L’humeur grimpe allégrement l’escalier en colimaçon ou, mieux encore, se laisse porter par l’escalateur et, de façon tout à fait brutale, se retrouve dans un monte-charge, avec les encombrants. Elle devient soudain massacrante et, à mon sens, on ne peut que la comprendre.

Loin de moi l’envie de dramatiser, aussi verrais-je volontiers le verre à moitié plein si l’on m’en servait un. Cependant, tous les bistrots sont fermés, et je dois dire que ce n’est pas la mer à boire au risque de passer pour un pilier de bar. En dernier ressort, et dans ma plus belle robe de chambre, je m’hydrate sans modération. À même le goulot, cela va sans dire. Je m’autorise tout, sauf les yaourts à boire, le kombucha et les produits ménagers, parce que je tiens à la vie – surtout à la vie d’après.

Je parcours la circonférence des bouteilles, fais le tour des briquettes – du verre, du polyéthylène téréphtalate, du Tetra Pak, de l’acide polylactique –, découvre de nouveaux pictogrammes, perce à jour de nombreux symboles ; à l’instar de Champollion face aux hiéroglyphes, je décrypte des messages faits de chiffres et de lettres… Exhausteurs de goût, conservateurs, tous me donnent du baume au cœur. Je tiens dans les mains un puits de passe-temps ! Cependant, ces trajets oculaires durent parfois plusieurs heures et, à force de suivre leur pourtour, les bouteilles finissent par me donner le tournis, la plupart du temps sans même en avoir ouvert une seule ! Je pense alors à quitter mes chaussures pour gagner en stabilité ; par habitude, je cherche à m’accouder au zinc, oubliant que je suis déjà dans mon lit. Sainement ivre, je n’ai donc plus qu’à m’endormir, bercée par la conviction que je me réveillerai avec la bouche sèche et le teint terne, et surtout sans me souvenir de la veille. C’est tout l’intérêt de cette histoire que de pouvoir recommencer à perpétuité sans qu’elle ne s’évente, ainsi qu’une liqueur jamais ouverte.

[Pièce Détachée 2020]


(extrait)

« Je ne sais pas même recoudre un bouton »

Je m’entendis prononcer cet étrange aveu et le regrettai aussitôt. Disons que j’aurais aimé rompre le silence de façon moins incongrue, mais décidément faire la conversation me donnait autant de fil à retordre que d’éplucher un topinambour.

Cependant il ne parut pas s’en formaliser. À l’évidence, il ne s’encombrait pas des protocoles et commença même à disserter sur ses boutons de manchettes. Il me tendit là ses poignets mousquetaires ainsi qu’un détenu à qui l’on doit ôter les menottes. Pour que je voie mieux.

Mais je voyais bien que j’avais donné au fibulanomiste matière à filer.

J’étais sauvée ; je n’avais plus qu’à me taire.

Cette nouvelle est à lire en intégralité dans le dernier numéro de Pièce Détachée, consacré cette fois-ci à la chemise.

Je remercie une nouvelle fois Maud Bachotet (fondatrice à toute épreuve !),
et Manon Fargeat pour la direction artistique.

21.11.20

Y (le cœur sur la main). En quoi puis-je vous aider ?

Z (la main sur le cœur). Me donner les clefs ?

Y. Où voudriez-vous rentrer ?

Z. Parfois dehors. 

Y. Dans la longue liste des problèmes évoqués, lequel serait d’après vous le plus urgent à traiter ?

Z (résumant). La somme des 365 jours de cette année.

Y (ajoutant). …6. 366. Elle est bissextile.

Z. Et le bistouri, ça rajeunit ?

Y (en retard). Bien, il est 16 heures une minute… Nous devons nous arrêter là aujourd’hui, mais j’ai une bonne nouvelle pour vous : l’année est sur le point de s’achever ! Un obstacle de moins !

Z (anticipe). Mais 2021, c’est encore 2020 + 1.

19.11.20

Après bientôt un an à huis clos avec moi-même, j’ai noté un certain laisser-aller, voire un début d’animosité au sein du couple. Rien que des reproches et du mépris en redécouvrant les petites manies, des bouts d’ongles dans la baignoire et les chaussettes au bas du lit. Bref, le sortilège était rompu.

Bien décidée à me laisser une dernière chance, et peut-être retomber sous le charme, j’ai finalement commandé une perruque (peut-être deux, envoûtée par les ventes flash). Si je ne devais plus voir que ma tête pendant des mois encore, il allait falloir ranimer la flamme.

Déjà le crâne me démange. C’est dire comme j’ai hâte de me surprendre !

15.11.20

Mon amie imaginaire est une vieille branche désormais. Par la force des choses, je produis plus d’oxygène que je n’en consomme, commence à étouffer dans ma camisole d’écorce.

Je fais du surplace depuis si longtemps que j’ai parcouru tous les sous-sols, et bientôt percerai les croûtes les unes après les autres. Je traverserai l’asthénosphère et me blottirai dans son épais manteau. Si mes calculs sont bons, je devrais atteindre le noyau quand mes feuilles auront des dents, ou que j’en aurai perdu quelques-unes. Enfin au centre de la terre, nul doute que je mourrai de chaud.

Dans ma course verticale, je veille à suivre de près mes racines, aussi à ne pas perdre haleine. Toujours attentive au diaphragme, je respire la bouche grande ouverte. Une bouchée pour papa, une pour maman, une pour mon poisson mort, le chat euthanasié, la voix qui a tort, et ainsi de suite jusqu’à satiété.

Je rencontre parfois quelques séismes pour qui le verdict est sans appel : je souffre d’aérophagie. On me dit que je l’ai bien cherché. Au fond, rien n’est perdu, me voilà rassurée : je savais bien que l’air se cachait quelque part !

14.11.20

Je clique avant de claquer la porte. Quitte mes pénates, traverse à peine la ville jusqu’au service de retrait. Marche droit vers ce que j’ai fait mettre de côté. On ne peut plus compter sur personne pour se prolonger.

Sans surprise, on me tend donc le plat du jour – plat comme un plongeon qui aurait mal tourné – et une île flottante qui commence sérieusement à couler. Les serviettes en papier ressemblent à des feuilles humides sur lesquelles on aurait pu glisser si l’on s’aventurait encore sous les arbres indociles.

Tout se passe comme prévu ; c’est con, j’étais parée pour tout l’inverse. Le vent finit par se calmer. Il se plie essoufflé à ma lenteur. Épouse ma scoliose comme un sac à dos qui n’aurait jamais quitté mes épaules. Enfin je collecte les minutes, les répartis en petits sachets. Je les offrirai à ceux qui me bousculent.

07.11.20

Il est désormais obligatoire pour les éleveurs, dans les zones concernées, de confiner les hommes ou de poser des filets pour empêcher tout contact avec les Sauvages, et ainsi limiter les risques de contagion. Par ailleurs, les rassemblements d’hommes vivant encore sont interdits, en particulier sur les marchés – exception faite, toutefois, pour les lâchers de marmaille imberbe en terrain scolaire.

Les attroupements d’hommes presque morts restent tolérés dans le strict respect des règles sanitaires, et toujours en privilégiant les grands espaces ventilés. Disposant d’une capacité d’accueil inégalée à ce jour, les déserts seront réquisitionnés, donnant ainsi lieu à la mutation des mirages.

Enfin, nous assistons depuis quelques jours à un beau témoignage de solidarité : poulardes, pintades, oies et autres volailles se sont également enfermées à triple tour (ce qui est un tour de plus que d’habitude). Gavées de compassion à n’en plus pouvoir, elles se proposent d’adoucir la crise en participant activement à l’effort de guerre sanitaire. Dès lors, tout le poulailler s’engage à ne pas sauver sa peau avant d’avoir sauvé Noël.

31.10.20

Journal du jeudi 29 octobre 2020. Les fleuristes sont classés comme commerces non indispensables mais disposeront de quelques jours supplémentaires avant de devoir fermer leurs portes. Si le reconfinement débute ce vendredi à 00h01, eux pourront rester ouverts jusqu’à dimanche soir, afin de permettre aux Français d’aller fleurir les tombes de leurs proches pour la Toussaint.


L’histoire qui suit a commencé bien avant que les cimetières survivent aux fleuristes,
et que les fleurs ne soient plus essentielles qu’aux pierres.


Je ne peux pas faire plus d’un mètre dans la rue sans que l’on me demande où acheter des fleurs. Lorsque, pareille à un soliflore, je suis installée sur une marche ou un banc au soleil, c’est pire : je ne peux synthétiser la vitamine D sans être sollicitée constamment ! La dernière fois que j’ai passé la porte d’un fleuriste, c’était pourtant dans un état confus afin de soigner ma bronchite avec un plant d’eucalyptus, que j’avais moi-même agrémenté d’une petite carte me souhaitant « Bon rétablissement ». Je ne saurais donc expliquer cette confiance aveugle que j’inspire depuis toujours. Ai-je donc une tête à connaître tous les fleuristes du quartier ? Est-ce à cause de ma fraîcheur printanière, de mon teint un brin rosacé, de mes robes fluides et romantiques, de ma lessive fruits et fleurs d’été — ou, depuis peu, de mon masque en coton liberty ? Le mystère reste entier à ce jour.

(Je précise qu’en revanche l’on ne me demande jamais l’heure, ce que je prends comme de la courtoisie, aussi comme du bon sens : après tout, on ne demande l’heure qu’aux teints gris et froissés. Et puis, il est vrai que je ne me soucie pas du temps qu’il est, à la rigueur du temps qu’il reste. Aussi le ciel suffit-il à m’indiquer quand vient l’heure de rentrer.)

Quoiqu’il en soit, je n’ai pas attendu la fin du monde pour être le phare dans la nuit de nombreuses âmes perdues, et j’ai toujours répondu de mon mieux à toutes les requêtes, à tous les profils, même si je conseille en priorité les plus paniqués : oui, le bouquet tout prêt, bien qu’impersonnel, reste une valeur sûre, une sorte de meuble Ikea amélioré sans le risque de mal assembler. Il s’agit la plupart du temps de bouquets de dernière minute, pour un anniversaire oublié, un départ à la retraite brutal, une imprévisible promotion, une invitation à dîner pénible mais inévitable… Je recueille aussi souvent les confidences d’hommes – pères de famille, amants, ados révoltés – prêts à tout pour se faire pardonner (ils savent rarement de quoi). Enfin, j’ai récemment croisé la route de beaucoup de jeunes filles qui souhaitaient se remercier d’un cadeau, sans raison particulière, par pure bienveillance envers elles-mêmes. Une fois déposées devant les corolles épanouies, elles n’ont jamais manqué de me remercier en m’offrant ou bien en distribuant – le doute subsiste là encore – des étiquettes en forme de vulves autocollantes estampillées « Plaisir de s’offrir ».

J’ai beau avoir le cœur sur la main, en vérité, je n’ai aucun sens de l’orientation. Par chance, je dispose d’un très bon odorat et privilégie donc l’itinéraire partagé, évitant ainsi de me lancer dans d’incompréhensibles explications. C’est simple : je prends mon concitoyen par la main (s’il refuse, je l’aide au moins à porter ses courses, pousser son vélo, tenir sa canne) et le conduis jusqu’à la destination souhaitée en me laissant guider par les effluves végétales, aussi en guettant les rares passants munis de bouquets afin de reproduire leur trajet en sens inverse. J’avoue m’autoriser parfois quelques détours afin de faire durer un peu plus longtemps le sentiment si bref d’être utile, pour ne pas dire indispensable. Quand j’ai fini ma mission, je retourne à mon banc qui, trop souvent, a été pris d’assaut entre-temps, et dois donc repartir en quête de cet endroit qui, dit-on toujours, n’attendait que moi. Cela dit, je ravale volontiers mon amertume avec la certitude d’avoir accompli une bonne action – au moins pour les vases.

22.10.20

Ce serait bien un couvre-feu pour l’enfer. Comme un éteignoir sur le pire.
Sinon, il reste ce couvre-lit en velours piqué, le couvercle mousseux de nos bains-marie, et puis mes habitudes tenaces.

Après la nuit, je lirai les lignes de la main sur nos visages.

La couette bave sur le sol tandis que le chat vomit ses poils. Le frigo, lui, digère et dégivre. Le fond d’une casserole brûlé trempe dans l’évier. La bouilloire, restée en veille, maintient au chaud de l’eau tiède. Je sens que je couve quelque chose. Test oblige, je regarde sous le lit. Il est là. Patibulaire et tapi sur le parquet flottant, il attend, fomente, menace et grandit. Je rentre vite les orteils sous les draps, cache tout ce qui dépasse, tête comprise. Le tissu gondole tant la peur est humide. Ne reste plus que l’oreiller pour m’aider à décrire mon visage.

Le ronron de mon souffle couvre quelque chose qui respire ici même. Il sortira quand bon lui semble. Lui n’a que faire du couvre-feu, il se moque déjà bien des veilleuses. La plupart du temps, il quitte sa cachette quand le sommeil arrive enfin sous les vivats des borborygmes qui commencent leur travail. À l’heure comateuse où le cauchemar s’assoupit, où les paupières s’alourdissent et la vessie pèse. Où la bouche devient pâteuse à trop différer la soif. Oui, c’est quand les crampes enfin se relâchent que surgit le monstre, ou bien un hoquet ridicule. Et pour qu’il passe, je dois de nouveau veiller à avoir peur (autrement, j’attends la lumière du jour).

Parfois, quand je retiens ma respiration par le bras, elle me pince en retour.

18.10.20


Le 16/10/2020, à Conflans-Sainte-Honorine, Samuel Paty, un professeur d’histoire-géographie, est retrouvé décapité aux abords du collège où il enseignait, après avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet dans le cadre d’un cours prononcé le 5 octobre sur la laïcité et la liberté d’expression.


Drame : nom et lieu commun. A l’origine, pièce de théâtre. Mot valide au Scrabble. 7 points. Cinq lettres qui, mises dans le désordre, peuvent former l’arme et l’amer. Reste D qui aura tout le loisir d’inaugurer ailleurs la diffamation et le désastre.

Il est difficile de différencier le masque d’un socle, unique support de quelque tête en marbre, ou bien d’un col de chemise s’attachant à habiller pudiquement ce que l’on sait pourtant disparu. Les élastiques encore maintenus par les oreilles comme, au bord du précipice, l’instinct veut que l’on s’accroche à tout ce qui dépasse, rendent pourtant sa présence évidente : glissé sous le menton comme l’on rend les armes, il s’agit bel et bien d’un masque. Lequel, s’il fait d’habitude disparaître derrière lui l’expression du visage, est ici tout ce qui libère le cri, ce qui redonne forme humaine, devenant malgré lui la seule et l’absurde relique d’une vie passée à soulever les voiles opaques des fenêtres borgnes. (Ce qui s’appelle couramment « enseigner ».)

Si l’on fait donc perdre la tête à ceux qui croient trop peu en Dieu, la perdent davantage encore ceux qui ont simplement cru en l’Homme.


On peut facilement passer toute une vie à chercher les valeurs, les idéaux ou les principes qui seront dignes de porter la majuscule sans ployer. Tous en sont capables tant qu’on ne les charge pas de mil intentions captivées par elles-mêmes. Certains trouvent plus vite que d’autres, je dirais même qu’ils se précipitent, faisant de tous les possibles minuscules une seule et même ruine.

Je mélange : nuire. Je reconstruis : réuni.


17.09.20


Inébranlable, la nappe se répand, pareille à l’eau du verre que l’on s’apprêtait à boire d’une traite, le nez bouché, afin de faire passer ce hoquet tenace, mais finalement échappé des mains pleines de spasmes, ou bien décontenancé par un coude au geste malheureux.

La Zonzon Zone – cet espace où les êtres bourdonnent sous le masque comme les mouches derrière les rideaux – prend décidément ses aises, a desserré sa ceinture pour mieux nous remonter les bretelles. L’ensauvegardement de la société est sur toutes les lèvres.

Le masque se croise désormais à chaque coin de rue, comme cette vieille connaissance que l’on n’a jamais autant vue que depuis qu’on cherche à la fuir – qu’à proprement dit, l’on ne peut plus sentir. (Changer de trottoir ne suffit pas à y échapper : ça se met en travers de notre route, ça s’époumone, ça agite les bras, ça crie notre nom qui se propage alors dans l’air, sans notre consentement. Même le visage à moitié couvert, nous ne serons donc jamais anonymes.)

Certains se sentent rassurés par les mesures prises ; beaucoup se sentent perdus à cause des exceptions. Quand bien même nous serions tous logés à la même enseigne, nous ne le sommes pas tous dans le même quartier. Les cartes, transparentes, nous aident heureusement à y voir clair.


No mask’s land : le cimetière


Si l’on ose s’approcher : deux cimetières, en réalité


Si le périmètre sort rarement de sa zone d’inconfort, il s’aventure à la limite jusqu’aux terrains vagues. C’est ainsi qu’in extremis, un pied hors de la Zone, apparaît l’espace Mort. Là où sont encore autorisés les rassemblements de plus de 20 000 personnes, configuration couchée, sans distanciation sociale requise. (Contrairement aux apparences, c’est toujours l’heure de pointe, dans les cimetières. Aussi les places sont-elles chères.)

Là, en toute innocuité, sans suspicions ni regards torves, sans plus de paroles échangées ni de messes basses, l’on peut ôter le masque. (Tant qu’ils peuvent avoir un peu de visite, les morts ne sont pas très regardants sur le Protocole.) Ici, l’on peut donc humer les fleurs sèches comme les muqueuses malades, vivre son deuil avec soliloques et emphase, chanter la vie en postillonnant allègrement (c’est toujours ça de pris sur la soif, pensent les fleurs qu’on ne vient pas arroser très souvent). Sans nulle entrave à la voix, l’on peut aussi faire quelques déclarations d’amour posthumes ou bien réitérer d’éternels reproches. Enfin, on peut y cracher ses poumons, retrouver le plaisir de marcher tout en fumant, chaque bouffée, savourée en pleine conscience de la chance d’être vivant, étant suivie d’un incontrôlable éternuement – poussiéreux, le cimetière. Poussiéreux et pourtant prochain lieu de vie où l’on se rue, que l’on s’arrache, comme tout ce qui est rare, comme tout ce qui subsiste, aussi comme tout ce que l’on brade.


Autres no mask’s lands de choix : les rues de la Liberté, du Progrès et de la Résistance. N’étant visiblement pas victimes de l’affluence, elles restent pour l’instant étrangères aux enjeux de santé publique. Dès lors, on peut espérer qu’elles trouvent elles aussi un nouvel essor, en tirant ainsi leur épingle du jeu. On progressera vers la liberté sans résistance, par exemple. On pourra aussi librement résister au progrès. Ce ne sont là que des propositions d’activités ludiques dans ces territoires peu connus jusqu’alors. Loin de moi l’idée d’y participer. Pour ma part, je resterai dans ma zone de confort, celle-là même où, détendu, l’on s’étale. Où l’on trouve toujours un thé froid oublié tout au bord d’une table à un pied, sur laquelle reposent aussi des fleurs qu’ici comme ailleurs l’on néglige d’abreuver.

31.08.20

Le parasol n’est plus que l’ombre de lui-même. Il tient à peine sur sa jambe si bien que la moindre brise lui fait l’effet d’une bourrasque. Aidé par le vent qui tourne aussi de l’œil, il finit par s’arracher du sol et quitte son poste sans prévenir. Il traverse la plage avec la rapidité d’un grand gymnaste qui fait des roues sans se soucier de son oreille interne. S’il ne donne plus son ombre, il entend bien se donner en spectacle ! Il sent même l’énergie lui revenir, comme une montée de sève (il a toujours envié ces arbres qui restent plantés là où ils l’ont décidé ; eux, ils peuvent compter sur leurs racines). Poursuivant sa démonstration athlétique, il contourne agilement raquettes et châteaux de sable, enjambe avec élégance les dormeurs et les syncopes. Il croit divertir la plage ; ne suscite en vérité que l’effroi : « Il a une arme il a une arme, elle est pointue et puis rouillée ! ». Tétanisés, les vacanciers enfoncent un peu plus la tête dans leur chapeau, et s’aplatissent un peu mieux sur leur serviette de plage jusqu’à s’y confondre (c’est-à-dire qu’effrayés ou alanguis, on ne voit pas bien la différence).

Tout cet exercice finit par lui donner de l’appétit et voilà qu’il se plante droit dans un beignet à la pomme, à la fraise, à l’abricot ou au chocolat. On l’accuse sur-le-champ de plaisir coupable, puis d’homicide involontaire. C’est-à-dire que le parasol a bel et bien atteint le cœur : du sang marronnasse coule sur son pied qui n’a jamais rien connu d’autre que l’obscurité du sable humide l’été, celle de la cave non moins humide l’hiver. Le mystère se dissipe : il s’agit d’un beignet au chocolat, gras comme la pellicule de crème sur la mer, conclut-il, enveloppé par le doux sentiment d’appartenir enfin au monde.


Cependant, il appartient surtout à une jeune femme, visiblement habituée à courir après les choses qui lui échappent. Entraînée depuis la plus tendre enfance, elle met tout en œuvre pour récupérer l’objet contondant. Le sein droit a déjà pris la place du sein gauche ; les nœuds du bikini, principaux supporters, claquent sur ses fesses, l’encourageant à ne pas ralentir ; sa longue chevelure, pire adversaire à cette heure, lui fouette le visage et gesticule devant ses yeux pour la distraire ; enfin les coquillages, toujours préparés à la légitime défense, lui tailladent sans ménagement la plante des pieds.

C’est ainsi débraillée, mais sans un seul point de côté, que la brave propriétaire finit par mettre la main – plutôt le corps tout entier – sur son parasol : elle lui saute à la gorge, le plaque au sol, maltraite les baleines raidies par l’adrénaline, finalement parvient à le fermer, et le muselle à l’aide de son élastique à cheveux qu’elle porte toujours au poignet (parfois, à la cheville). Ces élastiques qui ressemblent aux cordons à spirale des vieux téléphones qu’on entortillait alors autour des doigts comme la parole faisait des circonvolutions, retardant ainsi le moment où il faudrait reposer le combiné sur son lit de mort.

Le parasol fugueur est désormais puni (de toute façon, il ne servait qu’à protéger la glacière) : recouvert d’un paréo multicolore comme d’un linceul, mais en plus gai. Aussi est-il écrasé sous un pack de bière et un transat, au cas où il lui viendrait encore l’idée saugrenue de déguerpir. Notre remarquable sprinteuse, elle, a repris sa posture de naïade : mate et luisante de concert, les genoux légèrement relevés pour que les cuisses ne s’élargissent pas de façon disgracieuse, hanches légèrement ouvertes, paumes qui regardent le ciel, aréoles répondant au soleil. Elle s’inquiète de devoir bientôt rentrer, retourner au bureau, retrouver les néons blafards : elle a manqué de temps pour hâler de façon homogène, il lui faudrait quelques jours de plus pour bronzer les lobes, le sillon interfessier et les aisselles. Demain, c’est décidé, elle se fera porter pâle (ce qui n’a rien d’un vrai mensonge, si l’on considère les trois endroits sus-cités). Et, après tout, qui osera vérifier ?


Profitant d’une brume marine si dense qu’elle envahissait les rues et aveuglait les hommes, les parasols se sont tous mystérieusement volatilisés. Ils se seraient fait la malle, sauvant du même coup quelques poulpes et baleines, également une quantité non négligeable de beignets bientôt périmés. Ils auraient aussi subtilisé toutes les glacières, quelques grilles de mots croisés, et plusieurs trônes pliants. Réchappés de l’été, ils se dirigeraient ensemble vers la banquise. Exotique sans être trop déstabilisant : les parasols se sont habitués à voir les glaces fondre.

28.08.20

Dites-moi si je me trompe 
et si tel est le cas
dites-vous bien que
je ne lui suis pas plus fidèle

16.07.20

Il était une fois une princesse, un prince, un transplanté, un cistercien, un panégyriste, qu’importe, je ne vais tout de même pas aller vérifier ! Reste qu’il était une fois un individu bipède.

Bipède arborait ses doigts comme l’on exhibe des plantes au balcon (il est pénible de mettre des moufles quand il fait chaud, n’est-il pas, et c’était une fois en plein été). Puisqu’il s’en servait inconsidérément, au vu et au su de tous, les doigts indécents se faisaient remarquer. On leur demandait de passer le sel, de tenir la rampe, de changer de chaîne, une caresse peut-être ? On les flattait parfois. On pouvait leur dire – on se le permettait ! – qu’ils étaient longs et fins, qu’ils joueraient bien du piano, tiens, qu’ils feraient de bons massages, bref, on leur prêtait un peu trop d’attention et des intentions qu’ils n’avaient pas, ça, non ! (Un doigt, ça ne pense pas, pas plus que ça ne parle à l’oreille, rassurez-moi.) Loin d’eux l’idée d’apprendre les gammes, drainer les jambes ou détendre les nuques ! Aussi tapotaient-ils sur la table en guise d’agacement (l’histoire se passait donc l’été, près d’une table à quatre pieds). Oui, ils s’agaçaient. Jusqu’au jour où.

Où, cohérent avec ses desiderata, Bipède a tout coupé. Déracinement radical. Avec ses deux moignons, le voilà désormais soulagé, « bien peinard » comme qui dirait. Sans plus de charge digitale, devinez quoi ?, il ne prend plus rien, ni bien, ni mal, pas même la mouche. Enfin libéré d’un poids – précisément, de dix petits faix et autant de gestes.

Restent toutefois bien visibles, transperçant des grains de beauté, quelques longs poils noirs. Érectiles et remarquables, sujets aux œillades. Qu’il faudrait éviter. Il faudra arracher. Bipède, en plus de Manchot, deviendra donc Imberbe ; bientôt ne sera plus importuné que par sa propre sécurité.

03.07.20

Il ne savait pas que Delacroix s’exprimait d’abord par la couleur tandis qu’Ingres s’attachait davantage au trait. A vrai dire, il n’y connaît pas grand-chose. Pour lui, la peinture c’est d’abord ce que fait chaque mercredi sa fille, une image prédessinée où chaque numéro correspond à un tout petit pot de gouache.

Non seulement il n’y connaît rien, mais en plus, il a cette fois-ci oublié de prendre à la caisse le petit livret explicatif qu’il a pour habitude de lire en diagonale afin de relever quelques mots-clefs ici et là, et partant, relever la tête face à celle qu’il accompagne, férue d’histoire de l’art depuis les bancs du lycée. En temps normal, il le cache sous son manteau avant de commencer la visite, et s’isole ensuite aux vestiaires ou aux toilettes, ou bien derrière la sculpture de quelque héros grec en tenue d’Adam, peu importe, le but de la manœuvre étant surtout d’être à l’abri du regard éclairé de sa femme. Sitôt les musées rouverts, il fallut s’y rendre. D’abord, pour faire plaisir à Madame, et ne pas se montrer trop hostile à la culture. Ensuite, parce qu’y aller sans rechigner lui évitait de prendre l’initiative d’organiser une autre sortie, qui serait peut-être pire encore, et vouée à un échec cuisant. D’ailleurs, quand il se propose de démêler un des colliers de sa dame, il ne fait qu’empirer la situation initiale : sans surprise, des nœuds. Il faut dire qu’il n’a pas le divertissement dans le sang, rien que des globules blancs et des globules rouges (sans grande surprise là encore). Le musée était finalement une valeur sûre pour un dimanche – qui plus est, une sortie gratuite, puisqu’il s’agissait du premier dimanche du mois.

On y entre désormais par la petite porte sur le côté, celle d’ordinaire réservée à l’issue de secours. On commence donc le parcours avec l’impression plutôt grisante de commettre une infraction. L’exposition sent autant le renfermé qu’un vieux manoir longtemps resté sous scellé. Le sol, lui, produit les mêmes grincements que des articulations n’ayant pas fonctionné depuis longtemps. La poussière est répartie de manière si uniforme qu’elle reste imperceptible à l’œil nu – mais on sent partout sa présence diffuse, comme l’odeur de la pluie une fois qu’elle ne tombe plus. On appelle cette odeur petrichor, lui dit Madame : le fluide des pierres.

Écrasé par l’ampleur des tableaux et l’érudition non moins ample de sa compagne, il se sent bête et méchant, comme une sottise. Lui ne sait rien des mouvements, des touches ou des couleurs complémentaires. Il a fait des études qui servent tout de suite à quelque chose. Cependant, il aime passer du temps à regarder dormir son odalisque à lui – mais elle, elle a du sang dans les veines, et puis, elle finit toujours par bouger. Ronfler, même. C’est dynamique, une femme qui dort.

A la place des draps qui recouvrent les meubles dans les maisons abandonnées, des sacs-poubelle verdâtres dissimulent ici tous les sièges, fantasmes de la pause, vestiges du confort. Ils ne sont plus que des nids à microbes : bien sûr, les utiliser est formellement interdit ; les confondre, sous leurs housses mortuaires, avec certaines constructions d’art contemporain est, en revanche, officieusement autorisé.

L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, et ne se rassoient pas de sitôt. Cependant, il est possible d’apporter son strapontin nominatif, ce que lui apprend une très vieille dame toute penchée sur sa canne. Il doit réfréner l’envie de la remettre bien droite à l’instar d’un cadre (s’il n’a pas le divertissement dans le sang, il a toujours eu le niveau à bulle dans l’œil.)

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Tandis que sa femme s’amuse à faire le guide, lui fait les cent pas entre les différents sas de l’exposition. Au seuil de chaque salle, des visiteurs lui murmurent des bonjours, hochent la tête dans sa direction, ou bien, lui tendent leurs billets pour montrer qu’ils sont bien en règle : bref, on le prend pour un gardien de musée. Il ne demande pourtant qu’à garder son calme.
Sur les murs, il voit des fleurs qu’il ne peut sentir, des cascades qu’il ne peut entendre, du pain tout alvéolé qu’il ne peut rompre, des corbeilles de fruits autour desquelles gravitent des moucherons qu’il ne peut chasser, des peaux d’albâtres qu’il ne peut caresser ; puis il retrouve sa femme, qu’il ne peut décevoir. Aussi sont-ils restés un long moment, en se donnant la main, devant un naufrage.

03.05.20

Le gel hydroalcoolique est donc fabriqué à partir de betteraves ! Il faut dire que je n’avais jamais réfléchi à sa composition parce que j’utilise bêtement une savonnette mention « Extra pur 72% d’huile », même si elle glisse des mains, même si elle fait des grumeaux disgracieux dans le porte-savon qui, cependant, porte trop bien son nom pour rester sans mission d’intérim (le travail fond vite). Cela étant dit, je ne connais pas de légume qui tache plus les doigts que la betterave : de prime abord, il m’est donc difficile d’imaginer qu’elle puisse participer à la confection d’un philtre translucide et désinfectant, lequel disparaît immédiatement au contact de la peau, comme s’il n’y avait rien eu. Et puis, en y réfléchissant bien, je ne suis pas étonnée qu’elle contribue à repousser les bactéries tant fait peur la moindre de ses apparitions. Personnellement, je ne l’ai jamais aimée, la betterave, surtout dans l’assiette. L’odeur, la saveur, tout en elle me fait horreur. Crue, elle paraît jolie, mais reste indigeste. Cuite, elle m’écœure. Chaude, n’en parlons pas. C’était malheureusement l’une des entrées préférées de mon grand-père, qui ne se lassait pas de vouloir me faire goûter : je glissais alors les dés ensanglantés sous ma serviette, dans mes poches ou sur le tapis du chat, pour ne pas le vexer. (Qu’on se le dise, la bétalaïne tache moins les tissus qu’elle ne fâche ceux qui les lavent.)

Il n’empêche que le vénérable fluide est sur toutes les lèvres (on rappelle à ceux qui prennent tout au pied de la lettre qu’il ne faut pas le boire pour autant). Il désherbe les germes, déracine la peur, cultive l’espoir. Il est si abrasif qu’à la longue, les lignes de la main peuvent commencer à peler – ce qui, chez certains, peut donner l’impression agréable d’avoir pris un coup de soleil. Les vigiles, postés à l’entrée du magasin, sont les nouveaux chiromanciens : sitôt que nous passons les portes, nous leur tendons les mains. Paumes grandes ouvertes, elles s’abandonnent à leur sort. Ils appuient alors sur la gâchette, et libèrent du flacon prodigue cet alcool curatif qui s’infiltre dans les moindres sillons. Comme l’eau d’un barrage qui a cédé, elle nettoie tout sur son passage. Le temps des courses, et parfois même jusqu’au lendemain, les mains gardent cette odeur de sécurité qui ressemble beaucoup à celle, tenace, du dissolvant. Ce doit être bon signe puisque le dissolvant détruit tous les résidus, sans exception, vient même à bout du vernis pris au piège par les cuticules.

Malgré le peu de sympathie que m’inspire la betterave, il faut bien admettre qu’elle a le sens du sacrifice. Ce n’est pas rien, d’endosser seule la lourde responsabilité de fournir sans discontinuer la précieuse solution. Elle a fait tout ce qu’elle pouvait afin de satisfaire la demande incessante, mais à quel prix ? Les betteraves sont cuites. Surexploitées, épuisées, exsangues même (sauf leurs cernes, sombres et violets : signe évident de fatigue), elles ont aujourd’hui grand besoin d’aide.

Le raisin a donc été chargé de lui porter secours. D’ici peu, un « mécanisme de distillation de crise » sera enclenché, ce qui, du même coup, procurera aux fûts et aux vignes le sentiment d’être utile. C’est-à-dire qu’on va arracher les fruits des bras de l’alcool, les privant de toute fantaisie – de toute descendance aussi –, pour la bonne cause. La cause commune. En résumé, le sacro-saint pinard sera bientôt transformé en produit pharmaceutique. Blasphème œnologique ou reconversion humanitaire : je ne me prononcerai pas. (J’ai du mal à articuler après quelque dive bouteille. En matière de boissons, le grand-père avait bon goût. Il m’a tout appris, du moins l’essentiel : Encore une rasade, ça tuera les microbes !).

Au bout d’un certain temps, il est fort probable que le raisin sera ennuyé de rester moût et, au risque de paraître égoïste, ne se laissera plus manipuler si facilement. Il faudra mettre à contribution d’autres bonnes poires, disloquer d’autres breuvages. La williamine sera, en toute logique, la première réquisitionnée. La vodka suivra, la pomme de terre étant réputée accommodante. L’urgence sanitaire est telle que, bientôt, les alcools du monde entier devront participer à l’effort collectif : l’ouzo, le saké et le raki viendront volontiers en renfort. Il sera plus délicat de priver le kirsch et le calvados de leur moitié : les pommes, habituées au chantage affectif, se flétriront instantanément, tandis que les cerises, orphelines, perdront leurs petites joues pompettes, et ne pendront plus aux oreilles des enfants.

Il faut se faire une raison : le petit flacon de gel est la nouvelle flasque. Un indispensable. A emporter partout. La solidarité paye : le liquide hydroalcoolique coule à flots, aseptise salutairement la peau jusqu’à brûler toutes empreintes digitales – commettre des larcins impunément, dans les pharmacies (ou tout autre commerce encore ouvert), est désormais d’une simplicité enfantine. On ne jugera pas l’homme qui profite de la situation critique pour s’accorder de petits plaisirs coupables.

Face à tout cet arsenal éthylique, l’ennemi, c’est sûr, finira par reculer, non sans tituber, emportant dans sa chute un sérieux hoquet et une incurable cirrhose. Tous ensemble, enfin, nous trinquerons à sa mauvaise santé, avec ce qu’il nous reste en réserve : quelque piquette bouchonnée ou l’une de ces eaux-de-vie entamées, mais increvables.

27.02.20

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« Vous avez écrit 
joints dans votre message, mais sans joindre de fichier. Vous l’avez peut-être oublié. Voulez-vous tout de même envoyer le message ? »

Tout de même, ai-je l’air de ne pas savoir ce que je fais ? de ne pas joindre les deux bouts ou les fichiers ? Je me méfie de conseils aussi peu avertis, et qui jaillissent de nulle part. Pour sûr, je veux envoyer mon message ! J’entends bien obtenir une réponse quant à mes joints de baignoire, donc. Il n’est pas étonnant, au fond, que Big Data n’ait aucun lien de sang – et pas plus d’amitié – avec Poly Sémie ou Homo Nyme, encore moins avec Bon Sens. Ce gars-là ne sait pas s’entourer. Il devrait de toute urgence changer ses fréquentations et, dans la foulée, couper les ponts avec ces claviers dits intuitifs et autres correcteurs automatiques qui ignorent tout de la nature des mots. « Vous avez écrit nature et urgence à 24 mots d’intervalle, dans la même phrase : voulez-vous parrainer un arbre ? »

Big Data déduit vite, discerne mal ; ignore tout des racines et des flexions. Il accumule mais rien ne semble pourtant l’encombrer. Il irait jusqu’à compresser toute la forêt dans un sachet zippé : on ne distingue plus les arbres, on ne s’embarrasse plus des détails. « Vous avez écrit racines et arbres à 30 secondes d’intervalle : voulez-vous dresser votre généalogie grâce à un simple frottis de joue ? Envoyez-le au plus vite afin de découvrir vos véritables origines ethniques, et connaître le pourcentage d’ADN que vous partagez avec vos parents ! » Big Data aime follement le partage, tant qu’il obtient la plus grosse part.

C’est qu’il a beaucoup d’appétit. Comme son nom l’indique, il prend de la place – et pourquoi pas la nôtre. Big Data met son gros nez partout, et tout dans le même bain : inévitablement, ça déborde. Qu’importe, lui se moque bien des éclaboussures, l’étanchéité n’a jamais été sa tasse de thé. « Vous avez écrit tasse, qui apparaît dans l’expression boire la tasse, voulez-vous apprendre à nager en ligne ? » 

Big Data ne prédit pas le futur, mais le configure. Sa mantique à lui se nomme historique. Il croit tout savoir de mes besoins alors que je n’ai besoin de rien, si ce n’est – j’insiste – de la réponse de la société de rénovation quant à la pose de ce maudit mastic. « Vous avez écrit société, mais sans vraiment y participer. Voulez-vous diffuser un événement marquant afin de rester visible et de garder actif votre profil ? » 

20.01.20

« Bonjour, je suis votre conseiller virtuel. Je connais déjà beaucoup de réponses à vos questions et j’apprends un peu plus chaque jour. »

Je n’avais jamais fait appel à un quelconque assistant, ce qui ne l’empêcha pas de s’imposer en bas à droite de l’écran d’ordinateur, lequel cherchait obstinément de l’air dans l’embrasure de mes genoux. J’étais, ce matin-là, fort peu encline à la conversation, encore moins avec un prétentieux sans visage. Plongée dans un silence monacal, je m’apprêtais enfin à affronter la réalité (de neuf heures à dix heures et demie, ce qui me semblait être une durée raisonnable, pour commencer) : divers organismes attendaient de moi des déclarations, plusieurs documents, quelques attestations… Bref, j’avais des comptes à rendre quant à ma situation, et je n’étais pas d’humeur à me laisser distraire de cette mission, si ce n’est par les manches usées de mon chandail dont j’arrachais les bouloches telles de petites tiques.

J’étais autorisée à poser une question de 150 caractères maximum. J’eus beau fermer la fenêtre à plusieurs reprises, elle se rouvrait systématiquement : coriace, le virtuel. De toute évidence, et en dépit de sa grande érudition, il ignorait tout de mes principes : je n’adresse la parole à un inconnu qu’après l’avoir croisé trois fois au minimum, si possible à la même intersection, et dans un laps de temps n’excédant pas un mois. J’aime aussi voir les yeux avant d’entendre la voix, et connaître le thème de la discussion avant de l’entamer. Cela dit, je peux faire preuve de souplesse dans certains cas : en effet, avoir partagé l’unique banc encore au soleil, une salle d’attente anxiogène, un abribus désert, la file la plus lente aux caisses du supermarché, ou celle menant à des toilettes prises d’assaut peut favoriser le rapprochement, voire accélérer le processus amical. Malheureusement pour lui, le conseiller virtuel ne remplissait aucun de mes critères.

Bercée par le ronron enroué de l’ordinateur qui commençait sérieusement à s’essouffler, j’essayais de rester concentrée sur mes tâches administratives qui, à peines commencées, m’ennuyaient déjà ferme. En vérité, elles m’ennuyaient davantage encore que l’insistance du Monsieur Je-sais-tout, si bien que je finis par envisager la possibilité de lui écrire : Passait-il toujours par la fenêtre, comme un voleur ? Enregistrait-il tous mes faits et gestes par fanatisme, ou par contrainte ? Étais-je déjà à découvert, un mois après Noël ? Était-ce rentable, d’être artificiel ? Dormait-il les yeux ouverts ? Était-il nyctalope, comme les chats ? Risquait-il de griller, comme les koalas ? Ne transpirait-il pas trop dans son centre de données ? Était-ce bien aménagé, là-bas ? Suffisamment feng shui ? Résistait-il à la pression, aux recherches incessantes ? N’avait-il jamais envie de désapprendre ? Avait-il un lien de parenté avec cet antivirus qui voit le mal partout ? Connaissait-il une façon de taper sur le clavier sans le blesser ?

Évidemment, j’avais tout à fait perdu de vue cette réalité que je m’étais mis en tête d’affronter. Au moment où j’allais vivre ma première fois avec un conseiller virtuel, un nouvel intrus s’invita sur mes genoux. (On entrait donc vraiment ici comme dans l’open data !) Cette fois-ci, il s’agissait d’une publicité aux couleurs criardes qui clignotait d’enthousiasme, et sautillait comme un enfant impatient devant une vitrine de jouets (j’étais le jouet). Elle voulait à tout prix me faire profiter d’une offre extraordinaire : un rasoir anti-bouloches à seulement 15,99 €. Je me demandai aussitôt si le morceau de ruban adhésif, placé sur la caméra de l’ordinateur, était suffisamment occultant. Je me sentis soudain épiée, la laine de mon tricot tout défraîchi me démangeait de plus en plus, surtout au niveau du cou et des poignets. De petites cloques apparaissaient. Je commençais à angoisser. Me sentais surveillée. J’ouvris alors une nouvelle fenêtre, non forcément en vue de commettre l’irréparable, mais d’abord dans l’espoir de capter un filet d’air. Je m’agrippais au bord de l’onglet quand un agent conversationnel intelligent, jailli de nulle part, me proposa une écoute bienveillante, dénuée de tout jugement. Il ne présentait aucune profondeur mais, dans l’ensemble, présentait bien : un teint frais, des vêtements à carreaux bien repassés, des lunettes qui lui donnaient un air sérieux, un léger double menton qui le rendait sympathique, et une tignasse pleine d’épis dont l’effet « saut du lit » devait prouver de façon irréfutable que, sous son apparence lisse et parfaite, se trouvait aussi un homme, un homme comme vous et moi.

A cette idée, l’ordinateur lui-même se sentit mal. Il fit une espèce de malaise vagal, et redevint ce mur aveugle qui ressemble à un miroir. Je retrouvais enfin un vis-à-vis familier ; réconfort de façade.

[Avortons – Fanzine]


Petite, je refusais de manger les œufs à la coque que ma mère préparait. J’en avais été dégoûtée le jour où j’avais repêché le petit germe blanc de l’embryon sur ma mouillette.

La banquette en cuir rouge prend progressivement la forme de ma ceinture pelvienne. Je vais fumer pour me dégourdir les jambes et parce que c’est mauvais pour la fertilité. Quand je reviens, deux jeunes femmes se sont installées à la table à côté. Elles parlent psychanalyse et maternité : une aubaine.

(extraits de Six éprouvettes)

Je figure dans ce précieux fanzine collectif édité en 100 exemplaires par Pole Ka et Kimberly Clark.
Il pense l’avortement à travers 40 pages de dessins, textes, collages et photos, le tout recouvert d’une couverture sérigraphiée dont les rabats cachent encore quelques surprises…

C’est disponible ici, ou en me contactant directement.

 

[poupard chante lou valse]

Le 22 novembre 2019, à Grenoble, la librairie Les Modernes a accueilli la mise en voix et en vœu de mes textes par le duo Poupard.

Ce soir-là, je m’entendais avoir écrit.

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Si j’avais été une K7, une rock star ou la jaquette de ton CD préféré

00:00
L’Étrenne du dernier jour
(nouvelle parue dans Pièce Détachée #2, Le Pantalon)

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D’autres bricoles…

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(poème psychosomatique)

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Florilège de JNSPQ

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Le Lustre et le perroquet
(un psittacisme)


Merci infiniment Poupard l’époustouflant.
Leurs beaux albums ici : vésanie, nous avons joué tous les deux