09.12.22

Je prends un bain d’huile à bras le corps qui gèle comme l’eau d’une canalisation non enterrée comme jusque dans les os j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai froid j’ai foi – flûte alors ! la langue fourche et je n’ai plus le choix : il me faut croire sinon frissonner encore.

— C’est un miracle !, s’exclame le fidèle bloqué dans sa génuflexion. Dos et nuque craquent, enfin le corps a parlé : impossible de se redresser. Toutes les articulations soudain rouillées. Il n’arrive pas à y croire ; par respect pour le lieu, n’ose se pincer. Le désespoir ainsi sur les rotules, il ne lui reste plus qu’à attendre sagement à l’abri le miracle suivant ! Pourvu qu’il ne soit pas déjà comble ! C’est qu’il n’est plus tout jeune alors… s’il pouvait avoir une place assise la prochaine fois…

Cette après-midi de décembre, je me souviens, il y avait du vent sur le bateau, du vent à décaper les vœux, arracher les pages, à disperser la cendre de ta Dunhill bleu. Des rafales à tomber à la renverse, le bec dans l’eau. Mais alors, c’est ici ! C’est ici, bien sûr, que j’ai pris froid. Un froid de flou, un froid de canular, un froid d’à quoi bon joindre les mains quand les bras

nous

tombent.

02.12.22

J’ai bien essayé de contracter ma mère mais je n’ai attrapé qu’une maladie orpheline.

Le fleuve coule des jours heureux
entre les bras du fer à lisser
puis trouve l’embouchure
menant aux vagues déferlées
Lesquelles s’enroulent et
cassent encore comme
tes cheveux bouclés

C’est double peine : la gomme, en gommant, s’émiette tout à fait. Il faut donc effacer ensuite toute trace de son passage, non plus à la force du poignet mais du souffle cette fois ! Les petites parcelles blanc cassé s’envolent et se dispersent – on le croit alors – mais c’est une pluie de cendres caoutchouc qui retombe sur moi et, finalement, se loge dans les ratures de ma peau. On dirait qu’elle pèle. C’est là que j’ai dû prendre froid.


29.11.22

Un seul être vous plante et tout est repeuplé.

A mesure que mes télomères raccourcissent et que diminue naturellement mon stock d’ovocytes – diminution déjà bien engagée grâce à Dieu et la Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes –, la population mondiale, elle, ne cesse d’augmenter : aux dernières nouvelles, ça y est, nous serions 8 milliards ici-bas à régner en maître, soit un milliard de plus qu’il y a douze ans. Puissé-je échapper à cette entreprise de pullulation massive !

Douze ans, c’est l’âge que j’avais quand j’ai commencé à écrire et, dès lors, me reproduire – mais sans jamais, pour ma part, aller au-delà des huit cents exemplaires. Imaginez sinon, le nombre de souches à nourrir !

28.11.22

Il paraît que c’est encore le dernier jour du Black Friday mais à présent, le Monday gris.

« Dépêchez-vous ! Dernière chance d’acheter votre planche de salut prête-à-suspendre tout jugement. Trois options disponibles : bois massif, plastique souple ou bien inoxydable. L’offre est flash jusqu’à midi. L’utilisation, optimale. La découpe, précise. Les bords, eux, repliables. Si commode, le déversement des solutions… Vous n’êtes pas prêts. »

C’est un vendredi noir comme les autres jours de la semaine, pense la jeune recrue des pompes funèbres préposée au café. — Un double espresso, et plus vite que ça ! Mais qui veut-on doublement réveiller ici ?

Et Miss Météo, d’annoncer la couleur – un peu fade : demain nous perdrons trois minutes de jour encore. C’est d’autant de secondes alors que je me lèverai avant lui, juste le temps de jouer à 1, 2, 3, Soleil et puis bayer aux corneilles. Décidément, je ne suis pas prête à me dépêcher.


24.11.22

Le cendrier déborde, c’est un gribouillis d’enfant. Il faut dire que je fume comme un pompier, dans toutes les pièces de l’appartement, mais c’est sans danger : l’alarme incendie est depuis longtemps à plat. Sur la liste de courses, les piles font AAA.

Lui met le feu aux poudres — non plus à mes joues, voilà l’affaire. Ainsi brûle le torchon ; et puis la nappe, le chemin de table, la montagne de coussins, les tapis, l’édredon, du ciel de lit jusqu’à la fleur de douche, en somme tout le linge de maison.

Finalement, la guerre s’essouffle à mesure que s’enflamment les rideaux occultants. Ah ! enfin, on y voit plus clair !

22.11.22

C’est décidé, j’arrête l’aquabike et me lance corps et âme dans la lutte sur pieuvre. Très populaire aux États-Unis dans les années 60, elle n’attendait que mon infatigable poigne pour revenir tout de go sur le devant de la scène.

Les règles sont simples : d’abord, trouver une étendue d’eau salée et une combinaison néoprène. Ensuite, il suffit de savoir nager dans une eau assez peu profonde (si vous croisez un poisson abyssal, remontez immédiatement : vous êtes allé trop loin), retenir sa respiration le plus longtemps possible et ouvrir grand les yeux (un seul si vous souffrez de strabisme, sans quoi vous risqueriez, à l’instar de votre œil, de partir sur une mauvaise piste). Ne reste plus qu’à dénicher alors le céphalopode, l’arracher de son habitat naturel, le remonter de force à la surface et, dans un dernier effort, se dégager des tentacules — ce que j’ai toujours fait, en somme, avec ma tête et mes pieds, ainsi que d’autres mollusques moins vivaces. J’ai donc la ferme intention, oui, de remporter bientôt quelques coupes et médailles : c’est qu’il me faut des résultats rapides, sinon l’encre sèche.

Le prête-plume a les mains sales, me fit-il remarquer, comme je fuis entre ses doigts depuis la première incise.

20.11.22

Quand j’entends dire que je suis barge, j’entends déjà bruire au large. Et puis je m’interroge : fait-on là référence au bateau à fond plat, utilisé pour le transport fluvial à l’instar des péniches, ou à cet élégant oiseau échassier qui peut parcourir jusqu’à 13 000 kilomètres sans escale ?

Reste qu’il est question de voyage ! Et d’agiter mon mouchoir alors – le cœur en fête ; les fables en soute – puisque je ne suis plus la berge, mais bel et bien sur le départ.

16.11.22

la Terre est bleue comme un kaki à chair astringente
quand je pense à toutes les perles
que j’enfile

chambre 301
je fais le tour du monde
depuis un lit au carré

le réveil percera la lune
pleine comme d’autres
cloques au pied

l’amour la poésie
petit cairn
à mon chevet
tsundoku
disent les japonais

quand je pense à tous les rêves
que j’empile
l’aube se passe autour du cou un collier de vitres teintées



15.11.22

Pôle Emploi et L’Institut de Formation du Vélo me proposent ce jour de devenir Mécanicien Cycles. Cette Préparation Opérationnelle à l’Emploi Collective me semble un peu capillotractée. Par le passé, j’ai pourtant déjà spécifié que je ne savais pas plus faire de vélo que recoudre un bouton ! Le suivi personnalisé n’est vraiment plus ce qu’il était du temps des filatures.

Trois spécialités sont au choix : Tandem, Aquabike ou Petites roues arrière.

Franchement, j’hésite encore… Pour l’instant, c’est vrai, je préférerais ne pas travailler autrement que sur les rotules, à l’ombre d’un paon étayé d’une béquille ; écrire quelque cycle romanesque où les images rayonnent sans gilet fluorescent et que puissent revenir les personnages en un seul morceau !

12.11.22

Une larme
de Chartreuse
verte comme
tout est vert par ici
le Vieillissement, lui ?
Exceptionnellement
Prolongé
mens V.I.P.
in corpore V.E.P.

Retour à Grenoble, dans la cuvette, comme on dit céans. Les bulles du téléphérique n’ont pas bougé d’un pouce ; encore se suivent sur leur câble comme les points de la serrure garantissant par cinq un verrouillage optimal. Plus aucune chance d’effraction. (Et zut.)

J’ai toujours un train de retard ; ça n’en reste pas moins un moyen de transport. Rétrospectivement, s’entend.

Un passant crie au téléphone : « Je vais les éclater sur la tête de ma mère ! » (S’il pense bien aux mêmes bulles que moi, et que sa petite mère a la tête plus solide que ses nerfs, j’ai peut-être enfin trouvé le complice idéal, sinon la perle la moins oxydée de ce soi-disant écrin de montagnes.)

31.10.22

Toute la douleur de la retrouvaille logée dans un préfixe.

On ne retrouve pas la santé sans perdre le symptôme.
Quant aux clefs, je ne les ai jamais perdues autrement que devant une porte déjà close. Le prétexte était tout trouvé : ici je m’invite à ne plus rentrer.

27.10.22

Un arbre malade produit des nœuds ; le grabataire ainsi que le bien portant – disons, le mieux portant – qui l’accompagne ne cherchent qu’à les défaire. Finalement s’étranglent tous deux avec la tubulure d’une perfusion reliant la tumeur à ma ligne.


La métastase laisse peu de place à la métaphore.


 Lange tes morts.

21.10.22

Métastase,
étymologiquement
« changer de place »

Mais tata,
étonnamment
plus rien ne bouge

14.10.22

Il ne couvrait pas suffisamment les yeux de ceux qui le regardent ; laissait apparaître la racine des cheveux et l’implantation du mâle. « Elle portait mal son voile » : à bout de bras ?

Auréolée d’une ring light – achetée d’occasion pour presque rien grâce au suicide de la précédente propriétaire, harcelée pour pas grand-chose –, elle dessine ses lèvres pour mieux les ouvrir. Au programme ce matin, CHIT CHAT HIJAB + ASTUCES JETLAG. (Le titre de la vidéo, toujours, en majuscules. Pour la visibilité et les likes.)

Sans trembler, elle trace près des cils deux virgules, censées agrandir son regard. L’encre ultra-black s’échappe d’un eyeliner cruelty-free. Des yeux de chat sans cruauté ; pas waterproof, autrement qui aura la preuve de ses chaudes larmes ?
Et d’embrasser le retour caméra en se coupant une mèche d’extensions synthétiques à l’aide de ciseaux cranteurs.

« Elle avait 22 ans : elle n’en aura jamais 23 », titre le journal soucieux de bien se faire comprendre : rien, ici-bas, n’aurait un jour pu la voir grandir.

19.09.22

A chacune de ses apparitions, il disparaît tout à fait, la faisant disparaître à son tour. Jusqu’ici, ils sont quittes — doublent les chances de se manquer.

Ils auraient fini par se donner la main et, d’emblée, un diminutif.
Et après ?


À chaque jour suffixe sa peine.

31.08.22

Il est de bon ton aujourd’hui de proposer l’asile climatique plutôt que d’offrir son bras ou rien qu’un verre — même généreux en glaçons. C’est une technique de drague pour le moins rafraîchissante en période de canicule, ou comment séduire une demoiselle en détresse respiratoire (sans l’étouffer davantage).

Les épisodes de fortes chaleurs étant de plus en plus longs, ladite méthode a reçu un accueil enthousiaste et n’a cessé de se perfectionner au cours des derniers mois. Aussi a-t-elle déjà fait ses preuves. Voyez plutôt : dirigez-vous vers la terrasse d’un bar exposé plein sud et, c’est important, dépourvu de climatisation. Repérez les ventilateurs tous azimuts, éventuellement les brumisateurs automatiques. Dénichez ensuite le bel oiseau de passage (auréoles, bec entrouvert et plumage laqué de sébum). Ou bien cherchez du regard la déesse insolée (capeline en guise d’éventail, lunettes instables sur la pente du nez, chaînes et breloques figées sur la peau collante, jambes surélevées par tous les moyens — à noter que si les pieds sont déchaussés et qu’ils reposent, non sur la chaise d’en face, mais carrément sur la table, vous pouvez avancer sans trop de risques : un tel laisser-aller suppose un état de réceptivité idéal, de bon augure pour la suite).

Quand le moment est propice (après un bâillement par exemple), approchez-vous de sa table avec la certitude que vous êtes tombé du ciel : mû par ce sentiment tout messianique, vous surmonterez facilement l’embarras et le bégaiement. La voix claire, amorcez donc la conversation : Bonjour c’est irrespirable aujourd’hui, n’est-il pas ? Et de compatir aussitôt à l’accablement qu’elle exprime par monosyllabes. Tourner un temps autour du pot qui sent la rose, par habitude. De la même manière, contourner les gamelles d’eau pour les chiens, qui sentent le chien plus que d’ordinaire. Avant toute invitation officielle, impérativement s’assurer qu’aucun d’entre eux ne lui appartient : premièrement, vous ne pouvez pas sauver toutes les espèces le même jour ; d’autre part, le meilleur ami de l’homme restera votre pire ennemi aussi longtemps que ses poils auront cette fâcheuse manie de se détacher de leurs follicules pour venir adhérer à vos dernières acquisitions textiles. Sans parler des tapis ! Sauver quelqu’un de l’hyperthermie doit-il forcément occasionner tant de sacrifices et de nettoyages à sec ? Pensez-y.

Vient ensuite le moment d’avouer qu’en raison des capacités thermorégulatrices de votre domicile, vous n’avez vraiment pas à vous plaindre, c’est vrai, et vantez là les mérites de votre climatiseur split, en pleine possession de ses moyens. Enfin, conviez-la explicitement à visiter ce spacieux appartement ô combien respirable, disposant de deux chambres à coucher (une plus agréable que l’autre), un canapé d’angle composé d’un bâtard et d’une méridienne, un fauteuil de relaxation inclinable, une buanderie, plusieurs tiroirs vides, une double vasque, une baignoire aux joints éclatants et des toilettes séparées. Aussi votre hôte disposera-t-elle de tout le confort nécessaire, à commencer par l’intimité. Il va s’en dire que vous offrirez généreusement le couvert, en échange d’une bonne hygiène bucco-dentaire.

Un sourire sans tache et vous la priez de vous suivre ! C’est au quatrième. Avec ascenseur. Aujourd’hui, il est en panne mais la réparation, ce n’est qu’une question de temps… en attendant, si elle veut bien se donner la peine… Qu’elle prenne ses aises — un double des clefs, afin de profiter de ce séjour réfrigérant en toute indépendance. Libre, bien sûr, de partir quand elle le souhaite, se dégourdir les jambes, vérifier l’exactitude du bulletin météo, guetter en vain les normales saisonnières, libre de ses mouvements, suer de tout son soûl ; naturellement libre de revenir à sa guise, sans prévenir ni prétention, avec l’assurance chaque jour renouvelée qu’étant donné les circonstances exceptionnelles, on est quand même mieux à l’intérieur. C’est-à-dire ici-même.

Les pores encore dilatés par sa petite fugue, de nouveau elle s’installe à l’angle du canapé. Et vous, aussitôt, de la rejoindre. Assis sur toute conscience écologique et un pan de sa jupe, vous lui laissez le choix de la température ambiante, la puissance de ventilation, turbo, silence. Elle fait la brise et le courant — la mainmise sur la télécommande du climatiseur, un tant soit peu sur votre cœur.

30.08.22

Rien ne sert de courir mais il faut partir : attends.

Ah, ça, ils font la paire ! Dans leurs petits souliers, l’un tourné vers la droite, l’autre carrément à gauche : ils marchent coude à coude, oui, mais en canard.

Il est temps que chacun prenne un chemin différent pour rentrer à la maison.

Disons qu’ils avaient autant de charme qu’un strabisme ; pouvaient ainsi prétendre à un mirage panoramique et, non moins que le grand angle, changer la flaque d’eau stagnante en sentiment océanique.

26.08.22

Le matador qui la courtise est sans banderilles comme ce sont des seringues que l’on plante aujourd’hui dans la jeunesse callipyge. Laquelle, c’est un conseil, préférera le taureau, sinon la mouche qui l’assomme.

Cependant éblouie par l’habit de lumière de celui qui la convoite, elle ne peut s’empêcher de rougir et, pareille à l’étoffe écarlate, excite par chance l’autre animal. Il fond alors sur ses lèvres couleur pommette et la demoiselle, sans plus de détresse, enfin s’endort dans le plus simple appareil et le berceau de ses cornes. Ainsi la belle et la bête se sauvent-elles l’une l’autre de l’estocade.

Piqué au vif, le toréador ne peut qu’assister à la scène, puis disparaître dans les bras de sa chère et tendre muleta dont la jupe tournoie encore.

24.08.22

J’insiste, je me laisserais volontiers mener en bateau si toutefois l’ancre daignait se lever, non moins que le capitaine. Lequel, c’est regrettable, reste plongé dans ses romans de phare quand je tamise la lumière. Je me demande si, par inadvertance, nous n’aurions pas échangé nos anneaux contre ceux qui rattachent au port.

Un mauvais livre n’est jamais ouvert, il est en cours d’utilisation.

— Jetez l’encre ici et coulez-moi donc ce navire ! Il me faut boire la tasse d’un trait pour cracher quelque chose de potable.

19.08.22

Le ciel qui te tombe sur la tête, c’est tout juste une gouttelette échappée du brumisateur automatique sous lequel tu as pris place, en l’absence d’autres nuages.

Le chien se voit offrir une gamelle d’eau. Je demande la même chose comme je suis le meilleur ami de l’homme qui me promène.

J’ai déposé une goutte sur son bec : l’oisillon n’est pas mort ! Voilà qu’il bat de l’aile dans sa petite boîte en carton.

(Reste que je n’ai pas réussi à sauver l’animal de ma compagnie.)

18.08.22

On a été coupés. 

Je n’ai rien entendu
à ton dernier souffle.

Tu peux répéter ?

Répète-le encore.

Le téléphone vibre une dernière fois pour avertir qu’il va bientôt s’éteindre. Ma foi, les hommes devraient en prendre de la graine ! Au mieux nous accordent-ils un pauvre spasme, lequel nous crispe à son tour. Injoignables du jour au lendemain, ils auront raccroché à notre insu — depuis combien de temps, au juste, est-ce que je parle dans le vide ?

— Veux-tu bien répéter ! Répète encore ou la critique sera assassine : on n’y croit pas une seule seconde, à ta mort.

13.08.22

Peut-on encore se plaindre d’ainsi fondre sous le soleil quand c’est lui, à l’évidence, qui fond sur nous ?

Fondu a fortiori, le poupon de cire oublié dans l’habitacle ! Le parking est plus vide encore que la double-page de mots fléchés, restée ouverte comme la bouche suffoque, sur la plage arrière de l’auto — se verrouille toute seule quand on s’éloigne. La grille Spécial Grandes Vacances, inaccessible malgré le réhausseur : il faudra étouffer en huit lettres sans autre distraction, au milieu de toutes ces places libres.

Cependant la baignade reste interdite sur plusieurs sites, de multiples analyses bactériologiques confirmant la pollution des eaux : ici, un risque de staphylocoque ; plus loin, des cyanotoxines… Oui, bon, l’eau est marronnasse mais le petit a sa couleur normale ! Regardez donc par vous-mêmes, insiste-t-elle. De son point de vue (un repose-tête pliable), ce n’est pas vraiment dangereux : les draps sont bien remplis d’acariens et ça n’empêche pas le monde de dormir, alors quoi ! Dès qu’ils seront à la maison, elle passera son petit trésor au karcher – au tuyau d’arrosage, elle veut dire, parce qu’ils ont un bout de jardin maintenant. Enfin, le journaliste pose à la mère une question pertinente, non moins que la réponse : Pourquoi je ne me baigne pas ? Oh, c’est que moi j’ai toujours préféré bronzer, et puis franchement, entre nous, ça me dégoûte un peu, la couleur. Pour moi l’eau c’est bleu, mais pour lui, l’eau ça mouille voilà tout. Regardez comme il est content, tout mouillé comme une poule.

07.08.22

J’ai été conçue à l’ère de l’érubescence programmée.

Le rouge me monte aux joues dès qu’il s’agit de prendre la parole, aussi quand il faut prendre autre chose ; une décision, le soleil, les devants. C’est inévitable, inscrit dans le contrat de naissance en lettres minuscules comme certaines excuses à peine audibles — un sanglot timide ? Tu auras la mine gariguette, le cœur de bœuf et le teint Marmande, ma fille.

Toujours est-il que j’ai vieilli. Je ne fais plus que bleuir aujourd’hui. De là à dire que je me rapproche des cieux… oh, minute ! Avant l’évaporation, l’état liquide voulez-vous. C’est à la houle aujourd’hui de monter jusqu’à mes joues, si peu timides en vérité. Il suffisait donc de prendre le large, sans mot dire.


Ce soir, c’est le ciel qui pique un fard

La forêt tient la chandelle de ce repas de fête. Qui ne tiédit.
Cependant dehors prend la couleur du centre de la terre.

Les arbres auront soufflé mes bougies

05.08.22

Pour faire une valise, prenez une échelle.

Grimpez jusqu’à la dernière marche, mettez-vous sur la pointe des pieds, tendez les bras, agrippez le sac de protection qui l’entoure, tombez à la renverse en même temps que ladite valise.
Relevez-vous, découvrez-la : elle est comme neuve.
Jetez-y tout ce qui vous passe par la tête.
Commencez par le plus lourd (par exemple, la peur de manquer de temps et votre train, qu’une version plus ponctuelle de vous-même le prenne à votre place, qu’un inconnu réussisse son suicide le jour où vous ratez votre correspondance, la peur de vous éparpiller aussi, surtout).
Rendez-vous compte que votre tête contient décidément plus de choses que ne pourra jamais en contenir cette valise.
Fatiguez-vous quelques minutes. Prouvez votre endurance. Puisez dans vos ressources ! Souvenez-vous des heures passées devant quantité de tutos « Bien faire sa valise selon la méthode Marie Kondo », puis abdiquez.
Refermez-la vide.
Vous serez le voyageur ainsi que le bagage.
Vous disposerez de deux jambes, autant de fermetures éclair, une poignée, quatre roulettes. Si un gentleman (ou juste un type pressé de libérer le passage) vous propose son aide pour vous glisser en haut du porte-bagages, acceptez. Vous prouverez ainsi votre légèreté.
Vous penserez bien à vous étiqueter car on n’est jamais à l’abri de s’oublier quelque part. Nom, prénom, adresse, intolérances alimentaires, allergies connues et soupçonnées, sujets sensibles… Soyez le plus précis possible (vous ne savez pas sur qui vous pouvez tomber).
De vous rappeler que tout bagage abandonné, de type cabine ou du genre bipède, entraîne l’intervention des autorités judiciaires et des équipes de déminage.
N’importe quel contenant vide, d’autant plus sur une ligne à grande vitesse, reste éminemment suspect (vous en conviendrez).
Prenez donc l’air débordé.

Enfin, laissez-vous porter.
Vous êtes en vacances après tout !
Une fois arrivé à destination, ne défaites pas votre valise (de rappeler qu’elle est vide). Prenez une grande inspiration. Soufflez. (À répéter plusieurs fois.)
Mettez-vous sur la pointe des pieds, tendez les bras, tombez à la renverse sur le lit qui n’est pas le vôtre, dans cette chambre impersonnelle aux meubles tous disponibles.
Rendez-vous compte que votre tête ne contient plus rien que le strict nécessaire. Relevez-vous, redécouvrez-la.
Rendez-vous compte ?
Vous êtes comme neuf.
(Vous le répétez à haute voix.)

24.07.22

« L’autrice est en devenir. » Je dois bien admettre que le contraire m’aurait inquiétée ! J’ai même gagné cinq centimètres depuis que je lève l’ouvrage à hauteur des yeux au lieu de baisser la tête. (S’il me tombe des mains, c’est en pliant les genoux alors que je le ramasse afin de garder le dos droit, le menton volontaire et le regard au loin, disons porté vers une autre ligne.)

Non, vraiment, devenir créatrice de contenu ne me dit rien qui vaille. Ce pourquoi, j’ai décidé de créer du contenant ; par exemple, des vases. Quantité de vases translucides ! Que vous remplirez, à votre guise. Mais, dites-moi ! c’est ce que je fais déjà avec mes petits paragraphes. J’en mets ma main à couper et, in extremis, mon paraphe.

Il aura tout mis en œuvre. Vivre aux crochets de la société, l’artiste incompris a bien fini par comprendre. Il a même été jusqu’à rentabiliser tous les diagnostics, que croyez-vous ! C’est un homme d’affaires avant tout. Qui épuise chaque jour l’ensemble de ses ressources. Heureusement, il suffit d’être entendu par les bonnes personnes, disons quelques spécialistes et un mécène sur le retour, pour que le désespoir reste confortable.

19.07.22

Les ventilateurs tournent à plein régime, mélangeant les haleines, toutes les sueurs entre elles : une party de débauche olfactive. Demain, tout sera insipide ; tes cellules, en dégrisement. Je passe par toutes les couleurs et dès que possible.

L’éventail, du reste, n’est pas la solution comme il attise les flammes ; lesquelles s’agitent, soufflent et se raniment, enfin produisent déjà seules le vent qui les alimente. En un mot, le feu n’a pas besoin de toi. Toi, en revanche…

Prendre les choses en main, pourquoi non, si le matériau est noble à l’instar de ta parole. Cependant je ne ferai pas feu de tout bois ; seulement assez, si tu veux bien, pour quelques étincelles et ne pas avoir froid.

16.07.22

Le couple, c’est vrai, est fort bien assorti — d’ailleurs, souvent on le lui dit, mais il ne l’entend pas de cette oreille comme il crie beaucoup sans parvenir à s’entendre ; cependant s’arrache les cheveux, en parfaite symétrie.

Comme les ensembles ne sont pas toujours très heureux, il est bon parfois de dépareiller les pièces. Un twist, du peps, disons quelque chose qui réveille. On appelle ça la tendance mix and match. (Les puristes parleront ici de rencontre, sinon de trouvaille.)
De cet inédit mélange, certains retiendront le mariage réussi du haut et du bas, quand d’autres y verront un choix audacieux, pour ne pas dire un fâcheux faux pas. D’aucuns crieront au scandale d’une seule et même voix comme leur tessiture est tout à fait ajustée au costume qu’ils se taillent.

Les boutons sautent, les surpiqûres craquent, tout le tissu se relâche, s’use là où frotte le sac que chaque jour l’on vide sur la table ; enfin, c’est encore portable si l’on a un faible pour le vintage et un nécessaire de couture. J’ai d’ailleurs déjà trouvé quelques pépites, au petit bonheur, dans Le Bac de la Dernière Chance. Pour 1 euro, on aurait tort de s’en priver ! Au pire, ça fera des torchons ou bien une robe confort pour la maison. (La surprise, ce me semble, a toujours grande allure.)

10.07.22

Ceci n’est pas une photo de vacances, dirait Magritte, René de son prénom
quand Hua Wei, berné de son vivant, affiche sur l’écran « Ce sont
des poissons » alors que je capture là mes chaussons plastique
singeant nageoires et écailles, l’œil vitreux, pathétique.
C’est que l’intelligence artificielle mord à l’hameçon
comme du menu fretin aussi rectangulaire
que la panure donnant forme à la chair
sans plus de précisions ni d’arêtes.

La poiscaille, Wei,
c’est toi au bout du compte !
et de cette canne dont je remonte
la ligne, puis la casse en plusieurs vers qui se rebiffent et
se tortillent, enfin jette dans la poêle la pêche made in chinadead in plancha
Hua, ne reconnais-tu pas là quelque chose comme le comble de la poisse ?

« Performance sur scène », ceci pour toute réponse.

03.07.22

On m’a dit un jour que j’accrochais bien la lumière ; depuis, c’est bête, je m’accroche à cette idée comme le plafond à la douille de chantier.

A l’avenir, conserver sang et eau, toute la sueur du monde, hors de la portée des enfants, sur la dernière étagère du dernier rayonnage de l’ultime dark store — dans une amphore, une fiole, un fût, est-ce que je sais ! un nabuchodonosor ? Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait la promesse de lendemains qui changent.
C’est tout de suite, en revanche, qu’il faut changer le néon 13 de l’allée 27, qui clignote au rythme des commandes infatigables et du battement par minute de l’heure épileptique avant que l’obscurité ne s’abatte sur le rayon petit-déjeuner, plongeant toute céréale dans le noir plutôt que dans le lait.

La biscotte, dans sa chute, nous réveille, nous éveille à ce qui compte le plus : le sol, le beurre ou bien le miel. En réalité, la tartine tombe toujours du bon côté des choses. Que l’on écrase, que l’on ramasse, dont on dispose.

29.06.22

Le fauve enrage de voir l’homme lui tourner autour plutôt que la serrure de sa cage.

Doit-on vraiment s’étonner que ludique ait disparu du vocabulaire des plus jeunes, l’esprit rétroéclairé par les cristaux liquides où défilent tant de maux incompréhensibles — or, d’usage ?

Sous le tapis, la poussière est depuis longtemps revenue à l’état sauvage. Quant au paillasson, il perd ses poils et s’en frotte les mains : d’ici peu, il ne retiendra plus les saletés de l’homme bien propre sur lui.

25.06.22

Début mai, les États-Unis font face à une pénurie de lait infantileAlors que 75% des nouveau-nés américains sont nourris exclusivement de lait en poudre, l’une des plus grandes usines de fabrication, implantée dans le Michigan, met la clef sous la porte suite au rappel de plusieurs produits soupçonnés d’avoir provoqué la mort de deux bébés — lesquels auraient fait la moue en refusant systématiquement le sein imprenable et tendu (bien mal leur en a pris, d’ainsi faire les difficiles).

Le mercredi 22 juin, à Lyon, une auxiliaire de puériculture, excédée par les pleurs d’une fillette de 11 mois, lui fit ingérer un liquide surpuissant à la soude destiné à déboucher les canalisations, entraînant tout naturellement la mort de ce petit bouchon, en 30 minutes seulementcomme indiqué sur le flacon. La crèche où elle travaillait avait pour devise : « Le sens de l’enfance ». D’ajouter qu’à la suite de ce drame, le syndrome des mères secouées (SMS) entrait finalement dans le jargon médical et la tête des patientes.

Deux jours plus tard, soit le 24 juin, la Cour Suprême des États-Unis révoque le droit constitutionnel à l’avortement, renversant ainsi sa propre jurisprudence de 1973 et, du même coup, le sens de l’Histoire. Depuis, petites merceries et grands centres commerciaux sont pris d’assaut par quantité de survivalistes qui se jettent sur les cintres comme la pauvreté sur le monde, si d’aventure il leur venait l’envie insensée de suspendre crinolines et corsets sur la corde à linge traversant, telle une raie de lumière, l’open space souterrain — un bunker partagé où redécouvrir ensemble les vertus du tricot et du crochet.

19.06.22

on marche dessus sinon lévite

et comme on crie
quand on hurle
à faire jaillir l’encre des poulpes
se retourner les soles sur le flanc droit
à trouver des orques dans la Seine
(rive gauche je crois)
prendre racine dans le courant
d’arrachement
se prendre les pieds dans une laisse
pour enfants
si tu cries à rendre exsangue
le gras beignet
réveiller de la sieste le padre
faire éclater les bulles de sa cerveza
con un toque de limón

à faire fondre los helados
la nata entre tes doigts
tellement tu en baves
et comme tu douilles
à faire disjoncter le soleil
— si tu cries alors
c’est que tu l’as
là, juste sous ton pied
qui hurle
la vive, si vive
ta réponse

et si tu te poses encore la question
c’est une épine dans la plante
pire qu’une écharde, oui
mieux : elle t’aiguille
celle qui s’enfouit
que l’on esquive
vive et violente
décharge électrique
évidente enfin
la voilà, ta réponse

épineuse, elle agit en traître
agite d’une traite, c’est vrai
qu’elle n’a pas bon dos, c’est
le moins que l’on puisse dire
en plus du cri pareil au pique
elle te pique au vif, la vive
si vive, cette réponse
allergique peut-être
à sa décharge, explicite
c’est une épine pour la langue
qui la nomme d’ailleurs
épine de Judas — aïe 
pour toute réplique

tu mets le doigt dessus quand tu l’évites

15.06.22

Peut-on encore changer de crémerie si l’on est intolérant au lactose ?

C’est aujourd’hui la réflexion que je propose,
me propose d’étudier — oui non peut-être
et on ouvre ! on ouvre grand les fenêtres
le sujet de philo idéal n’est-il pas
en ces temps allergènes
disons qui restent sur l’estomac
que le nutri-score soit A + ou E −
qu’il fasse 32 ou 33 la canicule
reste une petite chienne

Comme les étudiants planchent depuis l’aube
déjà au zénith
4 heures coefficient 8
sous une vague de chaleur +++
dans une salle exposée nord
plein nord, jamais sud, non
car l’infirmière est seule
seule pour 34 rangées 12 colonnes
elle ne pourra pas sauver tout le monde
c’est sûr, s’ils flanchent tout d’un coup
comme un seul et même corps
le sujet collé au front
qui s’interroge encore
dis-moi qui je suis
si je ne suis qu’un corps
quand je perds connaissance ?

Côté sud les salles servent d’étendoir
pour méninges humides
y sèchent quelques copies
changées en essuie-tout
noyées sous les références
trempées de connecteurs logiques
en outre de plus d’autre part
qui gondolent sous la paume moite
les doigts gras le stylo fuyant
feuilles buvant l’amour du savoir
papier remâché rabâché recraché

Bac philo bac terminal
Bic faible Bic pâle
bac à sables mouvants
où la baignade est interdite
comme le point d’eau
est dans ta nuque (la goutte froide)
et sur la table (ta gourde isotherme)

Point d’interrogations
sans châteaux de cartes
— Descartes ?
non ! plutôt des ponts-levis
comme il faut ouvrir ! ouvrir
du début à la fin sinon
c’est le râteau le hors-sujet zéro
écouter un coquillage te met le doute
est-ce la mer ? c’est ton souffle ?
c’est la fin ? déjà ? enfin ?
et on tend la copie
anonyme
puis on retrouve ses esprits
les amis +++
la crème de la crème
le QG la tribu le sang la vie
à ton avis t’as réussi ?
j’ai tout foiré j’ai fait que dalle
ma troisième partie, elle est trop bancale,
pire que la table

et l’on n’entend que nous
comme on s’exerce au Grand Oral
et qu’on sable ensemble Skøll ou Despé
attendant la mention pour le champagne

L’art, on n’en sait rien, mais ça,
ça transforme le monde
au moins, la journée
alors pourquoi changer ?
on ne change pas, jamais
une équipe qui gagne

10.06.22

1.
Hier ou dans ces eaux-là, ma mère a laissé un petit mot sur une montagne de bugnes tièdes : Je saute dans un train. Besoin de mer. Vous enverrai une carte postale.
Le café était froid, glacé presque (j’en conclus qu’il avait coulé bien avant la préparation des bugnes). Je me servis du filtre rempli de marc comme d’une compresse, une compresse froide que j’appliquai sur l’énorme bugne que je venais de me prendre sur la tête et qui avait formé, non une bosse, mais bel et bien une montagne. Une montagne ! moi qui n’aime que le vague, le fluide, l’horizontal, j’avais une montagne sur le sommet du crâne ! (L’avalanche, elle, était ailleurs ; d’ailleurs inévitable, elle se creusait un couloir du bord des yeux jusqu’en haut du cœur.)

2.
Tes sourcils forment un accent
un accent circonflexe
la cime d’une montagne
de reproches
le signe diacritique
qu’il manque quelque chose

Je ne me risquerai pas, non,
à grimper l’arête de ton nez
bien peu fiable je dois dire
comme tu viens de te le casser
sur le mur qu’il m’a fallu bâtir

3.
Quand je panique un peu (dramatise à peine), on dit que j’en fais toute une montagne. Et quand je m’en fais toute une montagne, c’est double peine ! Aussitôt, réactions en chaîne et chaînes de solidarité pointent et me hérissent ; on m’envoie un tas de bisous, des larmichettes de compassion comme des stalactites ; puis, ô malheur !, une montagne de cœurs ! Enfin, de me couvrir d’une avalanche de conseils, pour me calmer un peu, j’imagine. (C’est qu’on a perdu l’habitude de voir ce qui cède depuis l’apparition des écrans, solides barrages en cas d’épanchement, smiley larmes ou cerveau qui fume.)
Cela dit, comme ça part d’une bonne intention, j’imagine (j’imagine beaucoup), je ne monte pas sur mes grands chevaux dont le garrot, à la base de l’encolure, ressemble franchement (pardon d’insister), mais ressemble comme deux gouttes d’eau à une petite montagne, bon, disons une colline, je ne voudrais pas remuer le couteau dans la plaie et, si possible, éviter une deuxième vague de bonnes intentions bien incapables de me remettre à flot comme elles veulent me tirer vers le haut quand je veux m’étendre au contraire ! m’étendre, vous entendez ?

4.
A supposer que j’en arrive au faîte, comment redescendre alors si ce n’est sur les fesses puisque j’ai les jambes en coton — coton grâce auquel je démaquille volontiers le ciel quand il est cerné de noir et que, tout le monde s’accorde pour le dire, ça ferme le regard.

08.06.22

Tu pensais te sortir d’un mauvais pas ;
tu as seulement troqué le bourbier
contre la flaque. Et vois comme elle te trouble.

Te trempe même jusqu’à l’os
jusqu’aux chevilles cette fuite d’ô
oh oh ! pataugerais-tu dans un poème ?

À quoi ça rime au fond, revenir à la ligne
quand c’est toujours la même histoire
le même trouble que l’on rabâche

À quoi ça rime, repêcher ce que l’on relâche ?
là ! là ça rime ! ça rime à la hache
brisons là brisons vite alors

Avant que ça se trouble encor
disons avant que ça ne gâche

04.06.22

Revendiquer le droit au crop top, « nouvel étendard de la jeune génération » si j’en crois les gros titres, n’est-ce pas une façon somme toute moins égocentrique, non plus de se regarder le nombril, mais de voir les autres le regarder à notre place ?

On parle d’étendard, mais c’est une peau de chagrin ! Même en plein hiver, je vois ces nombrils à l’air et j’ai froid, j’ai froid pour eux ; ils ressemblent à de petites grottes quadrillées de stalactites et de flocons dont les branches, ça arrive, prennent au piège le pendentif d’un piercing qui grelotte sur leur passage. Cependant, si je n’étais pas si fragile de l’estomac, peut-être oui, sûrement même, que je m’y risquerais ; après tout, je suis toujours partante pour de nouvelles aventures vestimentaires, mais pas au péril de ma santé, ça non ! (D’ailleurs, le crop top n’apparaît pas dans la liste des astuces pour un microbiote épanoui, proposées par le journal, quelques pages après la guerre pour laquelle on a vachement moins de solutions.)

Et que penser du chandail bedaine, son équivalent québécois ? Chandail bedaine, il fallait l’inventer celui-là. Un mot plutôt long, n’est-il pas, pour un vêtement si court. Un mot capable à lui seul de clore le débat, croyez-moi. Si on l’avait préféré à l’anglicisme, sûr que la mode aurait été tout autre, peut-être même qu’elle aurait fait la part belle aux cache-cœurs et autres cols bien roulés. Décidément, les tendances tiennent à peu de chose ; quelques lettres en plus ou en moins et ça vous change une silhouette !

(Et si vous ne me croyez toujours pas, dites-le, dites-le donc à haute voix, et de préférence en public — Longue vie au chandail bedaine ! Arrêtons de stigmatiser le chandail bedaine ! etc. Mettez-vous-en plein la bouche, plein la panse, de ce mot-là, et vous verrez alors ! Tout le monde, la peau du ventre bien tendue, oui, tout le monde regrettera sa petite laine.)

29.05.22

Intempestive, la publicité m’interroge : En ce jour si particulier, ai-je envie de combler ma mère ? Et comment ! La combler ! Oui, la rembourrer un peu, que n’y ai-je pensé plus tôt ? ça ne lui ferait pas de mal (enfin, je crois). C’est vrai que mère s’est considérablement dégonflée depuis que je l’ai vue prendre l’air pour la dernière fois — je me rappelle, le vent passait sous sa jupe, la faisait bouffer alors, bouffer jusqu’à la crinoline et comme elle pouffait ! je me rappelle, de rire elle pouffait, à pleins poumons elle riait, et je bouffais ce rire, moi, de petite gamine.

Qu’elle retrouve un tantinet de volume, c’est ça, son moelleux initial, et le voilà comblé le vide à l’arrière de la nuque ! Et qu’elle blouse ! je veux la voir blouser encore, la vaporeuse, qu’elle s’échappe de la ceinture où on l’arrime, elle n’en sera que plus confortable. Ample et confortable, c’est ça, de la place. De la place pour deux trois courants d’air.

Cependant, je manquais de souffle comme j’avais tout donné, déjà, pour mon bateau gonflable.

Remonter au vent,
vent du midi,
midinette chérie,
de fond en comble chérie.

26.05.22

Une flopée de lianes adolescentes lestées jusqu’aux oreilles, et visiblement somnambules, arrivait droit sur moi. L’une d’elles sortait du lot comme elle était sans fil. Elle avait des yeux immenses qui regardaient bien où poser les pieds, ce qui me donna confiance : la collision devrait être évitée. En réalité, tout était immense chez elle, des griffes jusqu’aux extensions de cils (volume russe). Tout sauf le petit livre néanmoins épais qu’elle tenait par la main (un volume russe ? j’étais encore trop loin). Décidément, malgré des cils comme des ramasse-miettes, cette jeune fille me plaisait bien.

Je commençais à distinguer la couverture : elle était noire et jaune, aussi me fit-elle immédiatement penser à la collection « Ma nuit au musée » des éditions Stock. Ne s’agirait-il pas de L’Arche Titanic d’Éric Chevillard où j’embarquais chaque soir, une fois retrouvé mon radeau de fortune ? Nous allions peut-être pouvoir échanger au sujet de quelques espèces disparues et pleurer ensemble ! Arrivée à sa hauteur — c’est-à-dire à hauteur de son nombril, comme la nouvelle génération est très grande, et que les chaussures à plateforme sont en vogue depuis le roman de Michel Houellebecq ou bien l’arrivée de Lady Gaga, la chronologie n’est pas encore très claire —, enfin le titre de l’ouvrage bicolore me sauta à la figure : malheureusement, aucune mention du paquebot ni dudit capitaine. Il s’agissait bien plutôt d’un tsunami commercial. Numéro 1 des ventes, disait le bandeau. Tous mes espoirs s’envolaient en même temps que le ticket de caisse, qu’elle regardait prendre le large avec indifférence, sans bouger l’ongle encapsulé. Finie la connivence ! Je la détestais.
D’après l’éditeur, il s’agissait d’un manuel bienveillant et militant, plein de bonne humeur et d’esprit positif. Aussi le livre se proposait-il d’enseigner la méthode « + = + » dans le plus grand respect des mathématiques. D’ajouter qu’il avait coûté 19 euros + 50 centimes, soit quasi 20. Le prix de la positivité.

Tandis que s’éloignait la belle plante adventice, toujours plus près de son téléphone qui était jusqu’ici resté caché derrière la quatrième de couverture, j’avais ramassé le ticket de caisse comme il se doit — et sans désir de reconnaissance car j’œuvrais dans l’ombre comme n’importe quel éboueur, pourtant vêtu d’un gilet réfléchissant. Je l’avais ramassé à l’aide d’une petite cuiller qui ne quittait jamais ma poche comme je m’éparpille facilement une fois mise en miettes.

Disons que j’ai ma propre idée du développement personnel : se démultiplier pour mieux se soustraire. Imaginez donc un livre intitulé Toujours çà et là, qui enseignerait la méthode « × = − » dans le plus grand respect de l’illogique ! Ça ne coûterait quasi rien, de l’inventer.

21.05.22

Encore fallait-il être capable d’élever seule une mère de kombucha. Pour être honnête, j’avais peur de l’échec et du matricide involontaire. Je ne me faisais pas confiance en matière d’éducation. Ce qui ne m’empêchait pas de me pencher sur les procédures d’adoption, les orteils en griffes, bien accrochés au bord du plongeoir. Enfin j’allais savoir ce que j’avais dans le ventre ! Il faut parfois se jeter dans le grand bain sans se mouiller la nuque (c’est une frileuse qui essayera toujours de nous garder au sec avec les objets trouvés (mais par qui ?) autant dire complètement oubliés par d’autres).

Quant à savoir comment s’y prendre… J’avais lu tous les manuels éducatifs, disons vu tous les tutos YouTube. Par exemple, il ne fallait jamais secouer la mère pour ne pas remuer la couche ancienne pareille à la vase et qui, sous pression, pouvait nous sauter à la gueule ; quant à ce qui surnageait, mieux valait ne pas y toucher non plus (à l’instar des huîtres ou la peau du lait, ça pouvait rester sur l’estomac des plus sensibles). Au bout du compte, je me sentais assez calée sur le sujet, théoriquement déjà. Je fis alors un plat magistral dans un océan d’audace et bus la tasse jusqu’à la lie (la peau du lait avec) : j’adoptai le champignon idoine au doux nom de SCOBY — en réalité un amalgame gluant, une communauté de bactéries et de levures dont la membrane visqueuse m’évoquait la semence de quelque géniteur inconnu. Aussi ressemblait-elle franchement à la pâte à prout de mon enfance (aujourd’hui on appelle ça le slime, ce qui a relancé la mode du pet multicolore ainsi devenu hype).

Alors que fermentait la souche, je fomentais quelques dyspepsies. Quelques spasmes. Des ballonnements, si vous préférez. Je nourrissais beaucoup d’espoir en nourrissant ma mère de bonnes bactéries. Peut-être que Scoby allait sauver mon microbiote intestinal ! Je l’avais trouvé sur une boutique en ligne (sorte de SPA pour Syndrome du Côlon Irritable) où l’on promettait que tous les Scoby étaient fidèles et adorables. Après le processus de fermentation naturelle, on pouvait même le faire sécher : il deviendrait alors une gomme à mâchouiller très appréciée, paraît-il, de nos chers toutous (pour ne rien gâcher, il faudra donc ensuite adopter un chien, je note).

C’est au moment où ma mère commençait à faire des bulles (décidément, la bête était vivante !) que j’entendis parler de cette pénurie de lait maternisé, qui sévissait aux Etats-Unis. D’immenses malls aux rayonnages vides de milk.
La pénurie avait conduit à un nouveau trafic sur les parkings des centres commerciaux. Quand les mères affolées n’avaient recours aux « banques de lait », elles contactaient d’autres mères tout aussi exsangues mais, par chance, allaitant encore. Solidaires, elles grimpaient immédiatement dans leur 4×4 et sortaient du coffre quantité de bouteilles remplies de lait maternel, tiré à la source le matin même. Après avoir déchargé la précieuse cargaison, elles repartaient avec leur tank et le sentiment d’être déjà un peu plus légères. Afin de compenser son manque criant d’attributs féminins, le président américain avait mis en place un pont aérien afin d’importer en urgence des litres de lait infantile venu des quatre coins d’Europe. La prochaine pénurie concernera donc les oiseaux migrateurs : et qui, alors, pour remplir à nouveau l’immense sky et ses rayons couleur cream ?

Pour ne rien gâcher, un chien, donc. Il me rapportera les os des oiseaux qui étaient là au mauvais endroit, au mauvais moment ; oiseaux dont je reconstituerai le squelette avant de les suspendre au plafond, déjà repeint en bleu, un bleu céruléen pour la peine. J’aurai un bien beau mobile alors ! Et de passer en mode avion.

20.05.22

Après quantité de recherches non concluantes à propos de la fabrication du kombucha — littéralement « thé d’algues kombu », plus connu en tant que boisson santé, très âcre pour certains, juste houblonnée pour d’autres —, je finis par comprendre mon erreur : comme souvent, ça se joue à une lettre et quelques boucles de cheveux.

Afin d’obtenir cette pétillante potion issue de la culture symbiotique de bactéries et de levures (gloups), il n’était pas question d’élaborer une « mer » comme je l’imaginais (disons de la taille d’une grande bassine ou d’une petite baignoire, dans laquelle les ingrédients devaient à mon sens faire trempette jusqu’à devenir tout fripés, éventuellement accompagnés de quelques algues décoratives) mais d’élever en fait une « mère de kombucha » (oups).  

Une révélation qui détrône à ce jour d’autres découvertes majeures ayant jalonné mon existence, telles que le sac à viande, l’huile de coude et la scie iguane — égoïne si vous y tenez, mais il n’empêche que ses dents tranchantes ressemblent en tout point à la crête dorsale du reptile, alors coupez bien ce que vous voulez mais pas le fil de ma pensée : qu’elle lézarde tranquille !

Et de préciser enfin que j’aurais moins tardé à comprendre si une amie n’avait pas franchement semé le doute avec ses histoires d’eau : elle n’arrêtait pas de parler de son petit Scoby (qui n’était donc pas le surnom de Scoubidou, son chien saucisse, mais bien l’acronyme de Symbiotic Culture Of Bacteria and Yeast) et ne manquait jamais une occasion d’évoquer sa limpidité, le nez collé à la paroi du récipient en verre où flottaient fruits secs et restes de levures mortes, comme on le fait habituellement contre l’aquarium pour mieux distinguer les poissons encore vivants mais déjà un peu troubles. Elle s’occupait si bien de cette grande bleue portative ! Aussi la protégeait-elle de la poussière à l’aide d’un joli torchon à carreaux avec encore l’étiquette : il fallait une maille plutôt fine, comme le lin, pour laisser passer l’air et que la mer ne tourne pas en marécage. Après tout, on allait bien finir par la boire !

(Reste à ce jour une question de taille mais, là encore, nulle réponse très concluante : qui donc est la mère du petit Scoby ?)

05.05.22

La consigne est la suivante : « Complète le dessin à l’aide des informations du texte qui l’accompagne ». Deux phrases – qui, à l’école, commencent par une majuscule et finissent par un point, sans mil enchevêtrements encore – composent le court texte situé juste au-dessus de la zone à illustrer, où flotte déjà la tête d’une fillette au centre du cadre. Une adorable tête réduite avec une queue de cheval sur le sommet du crâne, à l’endroit où l’on pratique la trépanation (de préciser qu’il est tout à fait contraire aux valeurs de l’école de faire rentrer quelque chose dans la tête d’un enfant par la fontanelle : le savoir se diffuse plus subtilement, d’abord par les yeux et les oreilles).
Comme promis, les quelques lignes informent l’élève que la petite fille s’appelle Jeanne (Enchanté, Jeanne), qu’elle porte une salopette rose et des chaussettes bleues (pour braver les stéréotypes de genre et mettre tout le monde d’accord, je suppose).

Il reste cinq minutes pour finir l’exercice. Il faut s’y mettre. Sa grande sœur aime beaucoup les salopettes, ça tombe bien, il sait comment faire les bretelles. C’est la main toutefois un peu crispée autour de son crayon qu’il s’applique à dessiner une salopette (sorte de gros H en lettre bâton) qu’il colorie ensuite en rose (dans la poche de devant, il glisse en plus une rose de couleur rose pour bien montrer qu’il connaît aussi la fleur qui s’appelle comme la couleur alors on ne sait jamais bien de quoi on parle). Puis il regarde mes pieds – parce que c’est plus simple avec un modèle – et crayonne une paire de chaussettes. Comme le texte ne précise pas s’il s’agit de bleu ciel ou de bleu foncé, il en fait une de chaque (le fait que je porte de façon tout à fait exceptionnelle des chaussettes dépareillées n’est que pure coïncidence : cet élève a toujours été d’un grand perfectionnisme, c’est-à-dire qu’il s’attache à mettre tout le monde d’accord quant à sa note finale).

Voilà qu’il a fini avec une minute d’avance. Fier, il me tend la feuille. Tous les éléments sont bien présents. Jeanne a une tête, un cou et deux bras (en un mot, Jeanne est un buste) ; elle porte effectivement une salopette et des chaussettes, même qu’elle les tient fermement dans ses mains comme elle pourrait tenir un vieux doudou par les oreilles ou la petite anse de sa boîte à goûter pareille à une valisette (en deux mots, Jeanne est toute nue).

Quant à moi, c’est tout naturellement que je porte la responsabilité de laisser cet enfant dans l’ignorance. Qu’il puisse, quelques années encore, prendre au pied de la lettre tout ce qu’il devra porter plus tard à bout de bras et qui, je le crains, sera moins mignonnet qu’une salopette rose bonbon en forme de lettre bâton, qui plus est de traviole, une bretelle immense et l’autre toute petite. A cet âge, on a encore le droit d’être asymétrique.
Aussi, quand il me demande « Est-ce que c’est tout vrai ? », je lui réponds oui, bien sûr tout est vrai puisque je me suis pincée et que, malgré mes épis et un manque évident de concentration lors du chaussage, je suis bel et bien réveillée. (S’il m’avait demandé si c’était juste, ma réponse eût sans conteste été différente ! Que croyez-vous, je suis professionnelle ! Et justement, ce n’était pas sa question.)

C’est d’ailleurs avec un grand professionnalisme que j’ai patiemment attendu ma pause pour méditer davantage sur la question vestimentaire. A vrai dire, j’en suis rapidement venue à cette conclusion : les hommes se porteraient secours davantage s’ils ne portaient rien sur le dos. Niet, nada, zéro. Imaginez seulement un monde où l’on se baladerait tous et toutes dans le plus simple appareil, et pourquoi pas une salopette à la main comme l’on promène un temps le compagnon fidèle, puis fidèlement sa dépouille (c’est que la fidélité change vite de camp, n’est-ce pas, lorsque la mort gagne du terrain sinon la course même).
Cependant la sonnerie retentit, on fait la course pour être chef de rang et avoir la main de la maîtresse dans les cheveux, qui nous recoiffe un peu. Pour l’instant, on est là, on a six ans, une trousse entière de crayons à étrenner et une nouvelle copine qui s’appelle Jeanne, qui porte une salopette rose comme la fleur et des chaussettes bleues, d’un bleu qu’on se demande s’il est plutôt foncé ou plutôt ciel alors on choisit les deux.

07.04.22

Aujourd’hui, j’ai une mine affreuse : voilà que je commence enfin à me reconnaître !

Alors comme ça, on a redécouvert la moitié des visages, la moitié basse, la basse-fosse ; la goutte au nez, ces petits trous qui coulent, qu’on mouche, qu’on met le doigt dedans ; et ces lèvres toute sèches, et ces moues, ces grimaces, tout ce qu’on s’essuie en tirant sur sa manche.

C’est comme ça, mais pas comme tu l’imaginais. Ton amoureuse n’a plus ses dents de devant ! Ses beaux cheveux caramel et ses yeux pâte de noisettes n’y changent rien. Son sourire est bien trop grand, comme un précipice qui va jusqu’aux oreilles, mais jamais jusqu’à toi qui te sens déjà au bord du gouffre de la tristesse. En plus, ta mère, elle tire tout le temps la gueule depuis qu’elle a retiré son masque… C’était mieux avant, ils ont raison tes grands-parents.
Même la jolie Maîtresse, comme ça te surprend ! Sa bouche n’a rien d’une framboise bien assortie à son foulard fétiche en pointillés de fleurs – motif Liberty, maman t’a dit alors qu’elle porte tout le temps que du noir comme une cage, alors comment elle peut savoir ? En fait, sa bouche, elle est couverte de gerçures plutôt très rouges, disons couleur Mara des bois, et qu’on aurait saupoudrée de sucre en poudre en plus. Tu as mal pour elle. A chaque fois qu’elle donne une consigne ou un conseil, ça craquelle et ça forme une petite bulle de sang qu’elle fait éclater du bout des lèvres.

Ton meilleur copain, et c’est bien le seul, il est encore plus beau qu’avant… Il n’a plus la morve au nez et les gencives à l’air. C’est pas juste à la fin ! Toi, tu as toujours les dents de lait qui bougent dans tous les sens dès que tu ouvres la bouche comme un squelette qui a froid. C’est vrai que tu as moins de buée sur les lunettes maintenant, mais tu doutes que ça puisse t’aider à remonter la pente. La vie, c’est pas un téléski.
Le pire c’est Xav’, le prof de sport. Tu as découvert pas plus tard qu’hier, avant de te prendre le ballon dans la tête tellement tu étais sous le choc, quelque chose que tu n’aurais jamais dû voir comme la guerre qui défile sur le téléphone de ton frère quand c’est pas une fille toute nue qui l’appelle pour faire la paix, au moins penser à autre chose parce que c’est une bombe ou quelque chose comme ça : bref, ton prof de sport, sa barbe c’est un tapis de poils blancs maintenant ! Et tu ne peux plus penser à autre chose. Dire que tu le pensais immortel ! Dans tes souvenirs, son sourire était blanc comme l’eau écarlate. En fait, il a plein de taches parce qu’il fume… Il fume ! Un grand sportif qui a de la force jusque dans le petit doigt et qui pourrait même soulever les immeubles qui tombent sur les gens qui n’ont plus de toit au-dessus de la tête, en fait il fume ! Ses dents, elles sont tout ébréchées comme ces vieux plats qu’on sort pour les grandes occasions et qu’on met les pieds dedans quand on dresse la table ronde pour tous bien se voir les uns les autres juste comme ça, parce que c’est dimanche.

05.04.22

Je couve quelque chose. Quelque chose qui traîne depuis plusieurs jours. Qui ne se déclare pas vraiment. Reste que je suis d’humeur visqueuse, vitreuse peut-être… justement, c’est encore flou comme ce qui n’est pas très en forme.

C’est attablée à l’écriture que je passe le plus clair de mon temps. Là, je noircis feuilles et carnets ; ils nappent le sol de récits futurs où déraper bientôt.
Quand je me lève de cette chaise de bureau qui est aussi celle du chat et de la salle à manger, je marche sur des œufs jusqu’à l’autre officine. Alors je m’assieds en face du pharmacien qui plonge l’écouvillon dans ma narine, comme l’on prélevait l’encre avec sa plume avant le Bic et le Covid. A se demander si le mot n’est pas simplement l’abréviation de la morve. Parfois on cherche compliqué alors que c’est là, juste sous notre nez.

Ce n’est jamais une partie de plaisir, ce prélèvement nasopharyngé quotidien. Toujours est-il que je récidive. Je vais au fond des choses, et par tous les moyens – y compris ceux qui manquent. Je couve quelque chose, vous dis-je. Si l’on doit aller chercher le virus dans les sécrétions du malade, alors allez-y, faites votre travail et trouvez quelque résultat positif à la fin ! Je ne sais pas, moi, une maladie opportuniste, un mal chronique, une manie, une tare, un vice ! Bien sûr, ça cache autre chose. Raclez, bon sang ! Raclez comme je frotte la phrase secrète avec toutes les mines dont je dispose, jusqu’à ce qu’elle crache le morceau.

Alors, que lisez-vous ? Ah, c’est incontestable, je suis négative. Oui, mais encore ? Pourrait-on plutôt m’apprendre quelque chose que j’ignore ?

23.03.22

Le jeu du Chat et de la Souris, version animale des Gendarmes et des Voleurs, n’est-il pas de tous temps un indispensable du bagage éducatif, et sans doute la plus abordable des fournitures scolaires ?

Si la mode est un éternel recommencement, il y a fort à parier qu’on jouera de nouveau aux Cowboys et aux Indiens, mais les plumes et les chevaux en moins parce qu’on n’est plus rien que des sauvages : les Indiens porteront des casquettes avec l’étiquette qui pendouille et l’autocollant qui brille ; les Cowboys, eux, chevaucheront à cru trottinettes, monoroues et gyropodes ! Il faudra passer par une application de rencontre puis noter l’offensive sur une échelle de 1 à 5 étoiles de shérif. Avant de se jeter dans la mêlée, l’enfant devra donner son consentement : il accepte culbutes et égratignures si et seulement s’il n’est pas le seul dans cette mésaventure.
C’est pas du jeu ! — Ce n’est que ça.

Sûr qu’on va se casser les dents, et plutôt deux fois qu’une ! Qu’est-ce que ça fait ? Ce ne sont même pas les définitives !
Retranchée dans la salle des maîtresses (à ce jour, le seul maître de l’école n’a déposé aucune réclamation), j’observe à travers la baie vitrée télescopages, échauffourées et réconciliations. C’est souvent moi que l’on vient voir quand on a perdu une dent. Je tamponne alors la bouche en sang et, puisque j’ai toujours sur moi des paquets de mouchoirs, enveloppe dans l’un d’eux la précieuse dent de lait, pour la Petite Souris, dont je suis en quelque sorte l’auxiliaire. Si c’est elle qui s’occupe le soir des quenottes passagères, quel est donc le rongeur qui adopte vieux chicots et plombages ? Qui, entre chien et loup, viendra pour les dentiers ? Qui donc pour récupérer implants, bridges et facettes, disposés avec soin sous notre dernier oreiller ? Ragondin ? Cochon d’Inde ? Loir des greniers ? Que n’y ai-je pensé plus tôt ! Le Grand Polatouche ! Ça ne peut être que lui, qui fera le déplacement. Enfin, j’aimerais quand même bien être sûre… On n’a pas fini de se briser les dents et c’est franchement pas donné, le sourire.

Jacques a dit : Trouve un passe-temps increvable.

21.03.22

Elle est passée de mode, l’ère pandémique. Fini Un Deux Trois CovidDistance-moi ou tu meurs… Adieu Touche-touche pas à mon masque et Cache-cache le gel hydroalcoolique. Sans rancune Corona, Virus à couronne comme l’on te nomme. Chassé du trône ! Fin du règne ! Tape-m’en cinq et fous le camp avec tes variants !

Il faut dire que les individus de moins de treize ans s’adaptent drôlement vite à la situation. Aussitôt, ils retrouvent les jeux d’avant, indémodables ; inventent déjà ceux de demain : une fois tombé, le masque ne fait-il pas un super lance-pierre ? La paille inoxydable, elle, a depuis longtemps été élue meilleure sarbacane. Dommage pour l’écouvillon, bien trop court quoiqu’on en dise, pour détrôner sabres laser et mythique Excalibur.

Le mieux, c’est qu’on peut à nouveau se mélanger avec les autres classes. Les grands apprennent aux petits à faire leurs lacets, et puis les quatre cents coups. Le souffre-douleur retrouve ses tortionnaires. La jolie bouclette, ses prétendants de cour. Certains, je les vois, partagent leur goûter avec les doigts plein de bave et de chocolat. L’intolérant à presque tout grignote en cachette ses galettes de riz complet. Bien sûr qu’il ne meurt pas de faim : il crève juste d’envie de lécher tous les emballages de gâteaux que ses copains jettent dans la poubelle verte en oubliant souvent plein de miettes dedans. Après tout, c’est écrit nulle part qu’il est allergique aux miettes ! Et d’ailleurs, on lui a toujours dit qu’on ne jetait que du bien propre dans la poubelle verte, et du réutilisable aussi. Ce sera chose faite. En attendant de plonger la tête, à l’abri des regards, dans la poubelle pleine de restes, il zyeute les vermicelles arc-en-ciel, et les pépites de chocolat, et la crème, et tout ce beurre, de l’énorme part de gâteau de son copain qui n’a jamais peur de rien.

La cour de récréation redevient bruyante, électrique, turbulente – parfaitement insupportable pour une personne de plus de treize ans. Enfin, tout redevient normal !

18.03.22

le Coin Calme

C’est chose connue, les enfants aiment jouer à la bagarre (surtout le vendredi après la cantine : à mon avis, le repas alternatif y est pour quelque chose). C’est de bonne guerre, une façon de se rencontrer, s’apprivoiser peut-être… A cet âge, le postillon est le plus doux des projectiles. Et puis quoi ! y’a pas mort d’homme. Au pire, on partage un œuf de pigeon avec un autre petit garçon, et alors ça ! c’est mieux qu’un pacte de sang.

Pour les dissidents, il existe toutefois « le Coin Calme ». Dans cette zone silencieuse – quoique fort mal isolée des cris de rébellion et de délivrance –, à l’écart du champ de mines de rien, certains sont assis sur les jardinières, d’autres fixent la grille où s’échappe l’eau de pluie, parfois s’évadent quelques billes… Ici l’on peut fermer les yeux, s’isoler pour lire ou confier ses chagrins. On s’y regroupe aussi, on répète la chorégraphie du mercredi après-midi, la poésie de la semaine prochaine, l’on s’entraîne à l’âge adulte. Disons qu’ici plus qu’ailleurs, on fait la part des choses : la compète, la guerre froide, c’est en classe ; en récré, on fait plutôt la paix, de guerre lasse.

Aussi faudrait-il reconsidérer les vertus pacifiques du goûter. Précisément du goûter à miettes (si possible avec emballage individuel). Qu’on se le dise, les enfants sont de bien meilleure humeur après un petit gâteau industriel. Au contraire, ceux qui doivent se contenter de collations saines – clémentine mollassonne pleine de pépins ; pomme golden découpée le matin même, toute noircie déjà, berk ; amandes et raisins secs qui se baladent dans une boîte en plastique impossible à ouvrir sans aide extérieure ; morceau de fromage à pâte dure qui transpire par tous les trous sous la cellophane ; quignon de pain complet et complètement rassis –, ceux-là font bien trop tôt l’expérience de l’injustice. Laquelle conduit plutôt à faire la tête qu’à faire la paix, ce n’est un secret pour personne hormis les grandes, on dirait.

Depuis peu, cependant, calmes et bagarreurs se sont mis d’accord : ils jouent ensemble aux « Russes contre l’Ukraine », se persuadent qu’ils en ont inventé les règles. Je n’ose les contredire : ils ont l’air de si bien s’amuser, oublient même toupies et spinners dans la poche intérieure du manteau, au fond du cartable… Je leur demande de faire attention malgré tout : la pharmacie de l’école n’a plus aucun pansement et seulement six granules à faire fondre sous la langue. Bref, pas assez pour tout le monde.

08.03.22

Fragments d’un amour disruptif

— Va voir ailleurs si j’y suis !
— C’est bien là ce que je te reproche, jamais en ce lieu et toujours à ta place.
— (est en train d’aigrir…)
— J’arrive.
— Ok. Rdv ici et on ira ailleurs.


06.03.22

L’école est peut-être le dernier lieu (encore ouvert, j’entends) où l’on refuse d’avoir peur. Impossible de nous taxer d’aveuglement ou d’inconscience ; bien au contraire, c’est écrit noir sur blanc dans le règlement : les costumes effrayants sont interdits pour ne pas traumatiser les plus jeunes, qui vivent alors entourés de gentils dinosaures, d’insectes géants, de petites princesses, de licornes mignonnes et de sirènes trop belles. S’ils entendent encore parler les animaux et les fleurs, ils n’entendent rien aux brutes épaisses, aux masques carnassiers, aux armes qui tuent pour de faux mais font mal pour de vrai…  

Le mot à destination des parents est formel : le jour du carnaval, il n’y a pas lieu d’épouvanter ses camarades. Seront refusés, de façon systématique, tous déguisements jugés dangereux pour l’innocence générale, destructeurs d’amis imaginaires, générateurs de cauchemars et, par suite, de disputes parentales : Non, pas encore ! il est trop grand pour dormir avec nous, enfin ! – Qu’il enlève sa queue de dinosaure au moins ! – C’est un Pokémon, mon chéri. Et remets ton slip, tu veux bien… – Si tu lui avais acheté ses plateformes et son crop top, on n’en serait pas là ! – S’habiller comme Lena Situations, c’est pas un déguisement ! – Tu aurais préféré la laisser aller à l’école dans son pyjama Dumbo avec ses pantoufles Bob l’Eponge ? C’est la honte ! – C’est bien la mode des Crocs… – C’est ta faute de toute façon, quelle idée d’écouter toutes ces horreurs à la radio quand tu l’emmènes en voiture… – C’est bien de son âge, les paroles trash, les vidéos gores, et puis la guerre, c’est au programme, je te rappelle.

Enfin, inutile d’essayer de faire passer les monstres hideux pour de gentils ogres verts, les égorgeurs pour de braves bouchers en reconversion professionnelle, les poupées vengeresses pour des militantes aux idées claires, les balafres et la cervelle apparente pour de nouveaux critères de beauté plus inclusifs… Si l’équipe éducative garde à l’esprit qu’il faut vivre avec son temps, à l’école, il faut d’abord vivre avec les autres. Quiconque dissimulera justiciers et terroristes sous les traits d’étudiants surdoués en pleine croissance et décompensation totale sera exposé à de lourdes conséquences. Pas plus de tolérance s’agissant des déguisements faits maison (même si c’est fait avec amour et quelques sacrifices) ainsi que des accessoires personnels : le vieux couteau japonais de maman reste préjudiciable pour les enfants apprenant à compter sur leurs doigts, les aiguilles à tricoter de la grande sœur peuvent crever un œil, le fusil de chasse de papi (même sans cartouches) reste un objet contondant, idem pour la scie égoïne de l’oncle bricoleur… Enfin, tout objet connecté au monde extérieur – ou pire, directement à l’élève – sera confisqué sans délai. Rappelons d’ailleurs que les écouteurs et les montres dites intelligentes sont interdites tout le reste de l’année : l’heure des papas et des mamans est aussi immanquable qu’invariable, pas besoin de vérifier. Quant à celle de la cantine, à n’en pas douter les enfants feront confiance à leur horloge biologique. Du reste, des casques antibruit sont depuis peu mis à disposition des plus sensibles afin que le moment du repas reste agréable et bénéfique à tous.

Un refuge pour les fées et les lutins, le temple du mimi tout plein, le Pixar de l’Arcadie, un distributeur automatique de câlins ! Vous l’aurez compris, travailler à l’école, c’est vraiment la planque — et une planque à temps partiel, c’est toujours mieux qu’un casse-pipe mal rémunéré.

02.03.22


Oreillettes et merveilles feront tout avaler, rien qu’avec un peu de rhum, de la fleur d’oranger, beaucoup d’huile et pas mal de beurre. Il faut dire qu’avec de petits noms pareils, ça ne peut pas être mauvais, c’est forcément une bonne pâte – monstres et œillères, même dodus et très sucrés, auraient sans doute appâté moins de fidèles, permettez-moi de le croire !

Bref, je sors de la boulangerie avec mon petit remède. Que j’aime croustillant sous la dent, moelleux sur la langue, ces deux textures miraculeusement réconciliées à la déglutition. Alors que, sous mes yeux !, le sac en papier absorbe goulûment toute la graisse de mes petits beignets, vite je déplie le journal que j’ai acheté le matin même avec mes cigarettes et un « Baraka », nouveau jeu à gratter très prometteur. Ainsi étalé sur mes genoux, pareil à un set de table parfaitement rectangulaire, le monde d’aujourd’hui fait un tapis idéal pour accueillir tout le sucre glace qui forcément s’échappe ; finit par recouvrir toute l’encre, comme la neige étouffe les pas et blanchit l’asphalte.

Bien sûr, c’est écœurant. La texture est décevante, la saveur carrément banale : ça a plutôt le goût d’un donut… enfin, rien d’extraordinaire. Mascarade ! Il ne faut pas tromper le patient sur la marchandise ! Chaque année, c’est la même histoire, toujours je me fais avoir… Tant pis, j’avalerai tout rond ces quadrilatères de pâte fade sous l’œil émerveillé d’un parterre de pigeons.

Etalées sur la toile cirée de la cuisine – sentinelles bien alignées –, entaillées au centre par l’ongle expert, laqué rouge, de ma mère, à elle seule capable de déguiser chagrins d’enfant et peurs informes en de parfaits losanges bientôt figés dans l’huile de cuisson, formant à la fin une pyramide un peu bombée, tout un régiment de merveilles, voilà le souvenir que je garde d’elles (hélas, inconnues au bataillon dans les onze boulangeries sélectionnées pour mon étude comparative).