« Je projette sur la nuit toutes les miennes »

(nouvelle, 2022)

Minuit. Le Vélib’ redevient citrouille, la roue libre de se planter. Un couteau, une seule fois j’en ai croisé, il m’avait aidée à couper court à la conversation et la frange qui tombait alors sur mes yeux. Depuis, c’est vrai, je vois mieux le danger. Tourne le dos aux miroirs. Fuis les espaces clos et les lumières criardes. Repère la porte la plus proche, la fenêtre la plus large. Enjambe quelques carcasses, piétine une ou deux caricatures. Évite ce qui tourne mal, le rhum, la politique, les œillades. Laisse à nouveau pousser une frange – rideau. Je projette sur la nuit toute la veille.

Comme je suis de nature frileuse, un inconnu – méconnu je suppose – me prête un vêtement. Une veste réversible sans étiquette ni motifs : c’est la peau d’une autre. Je l’endosse. C’est que j’ai l’habitude d’avoir toujours une petite laine, un petit rien sur les épaules, alors un quiproquo ou autre chose… Tant que je m’y retrouve. Et je m’y retrouve. Le frisson, lui, va voir ailleurs.
Je pense si fort, on parle si haut, personne ne s’écoute. On me prend la main dans le sac. Bon sang, où sont passées mes clefs ? Je veux aller ailleurs moi aussi, voir si j’y suis mieux. J’aurais dû suivre le frisson dans mon dos. Je me dérobe à la situation quand d’autres s’habillent pour l’hiver, taillent une bavette, des costards, enfin une route infranchissable entre leur bouche et la mienne. Cependant je veux en découdre avec la lune pleine, rien qu’avec elle.

Minuit et des poussières. J’y suis presque. Contourne les réverbères ; me fonds dans la pénombre où des gifles se perdent. Une ombre me fait une queue de poisson. Un livreur, athlétique, sème derrière lui l’effluve de la malbouffe et du sale boulot ; j’aurais préféré un parfum bon marché, voire l’odeur du bédo. Les trottinettes cavalent comme autant de poulains jamais débourrés ; les scooters, eux, échappent à l’entendement et aux sirènes. Des meutes, des meutes nyctalopes. Leurs pupilles sont des phares. Mes phares dans la nuit quand je rentre à pied là où douilles et baïonnettes sont vides.

Rôle-titre, mauvais rôle, je retourne cette peau comme elle est réversible ; constate que la doublure protège aussi bien que la couche imperméable. Imperméable, je suppose : il ne pleut pas, on dirait qu’il ne pleuvra jamais plus – le ciel aura fait burn-out à notre insu.
Les souliers pourtant ouverts se changent en étau. Rien ne sert de courir, tu n’en perdras point. Pas un seul, pour sûr. Je ne fais plus qu’un avec le cuir d’agneau. J’hésite entre bas-côté et grands boulevards. J’opte finalement pour la Traverse des Îles comme j’imagine qu’elle mènera plus vite au havre.

À l’horizon, une rutilante silhouette. À vrai dire, c’est plutôt une tache de couleur vive : érubescente. Un chevalier servant. Desservi peut-être ? Je suppose mieux que je ne distingue. La nuit, tout est crédible. Ainsi monte-t-il la garde en habit de lumières électroluminescentes. Il répond en tout point à mes attentes comme il me dit quoi faire. Patiente, j’attends mon tour, ouvre l’œil pareil à la lune reine. Enfin, je le fais rougir davantage comme je lui obéis à la lettre, volontiers soumise à la lenteur. Je suis l’essence même de l’immobilité urbaine.
Cependant mon prince écarlate s’éteint quand apparaît son complice ou bien son rival, que sais-je. Toujours est-il qu’un petit bonhomme vert pomme de discorde prend sa place et me dit d’avancer, qu’on ne va pas y passer la nuit. Mais quel âne ! Je lui mettrais bien sur le dos deux trois poèmes, brave bête de somme. Je lui apprendrais même à piaffer sur les seuils, compter les syllabes avant l’obstacle de la langue. Bêtement, faire un somme.

Je finis par traverser le passage piéton comme le mors traverse la bouche du cheval, pour mieux le conduire. La nuit, jument, je prends des freins à travers la plaine ; j’ai dans les bottes des montagnes, des questions qui subsistent encore statu quo. Oh, voilà qu’à nouveau je fais mentir les mots, à l’évidence des interprètes. Je projette sur eux la lumière que je puise. J’épuise mon ombre aussi, peut-être. Quelques hommes promènent leur chienne de vie comme elle les aura promenés tout le jour. J’ai envie de les suivre. Leur tenir compagnie. Qu’ils m’accompagnent en retour. Cependant, la chaussure est pleine, les preuves tenaces : je commence à laisser des traces de sang quand je marche. Les pansements se décolleront à nouveau dans mon sommeil. Les chiens aboient à mon approche : ils ressentent la chute de la pression atmosphérique bien avant l’orage, vous savez. Ils flairent la tempête à venir. La queue entre les jambes, ils me cèdent le passage alors que je ne suis pas visible. Invisible comme les étoiles en ville. Disons blanche comme un linge. Une peau réversible. Un tissu de mensonges et de bonne facture.

Les clefs tintent ; ce seront les dernières notes de cette complainte. Enfin enlevées, ces foutues chaussures ! Mes pieds sont couverts d’ampoules. L’interrupteur va-et-vient me rappelle que douilles et baïonnettes sont vides. La lune s’apprête à décroître, elle est comme posée sur mon épaule, un perroquet qui répète toujours la même chose. Ça souffle dehors. Ça repousse encore un peu plus loin la pluie. Je tire les rideaux et le drap jusqu’à la taille : je crains autant le courant d’air que le retour de flamme. Les paupières se décolleront à nouveau dans mon sommeil. Il est déjà demain et c’est encore la veille. Je projette sur la nuit toutes les miennes.


Cette nouvelle figure dans le cinquième numéro de la revue Pourtant : “Je mens”

Lecteurs parisiens, vous pouvez dès à présent aller chercher en tout anonymat votre exemplaire de Pourtant à la librairie Le Monte-en-l’air, perchée sur les hauteurs de Ménilmontant, et du même coup La Preuve du contraire qui doit s’y trouver aussi, n’est-ce pas là une affaire rondement bien amenée ? A noter qu’une lecture publique y aura lieu début mars 2023, pour la sortie de ce numéro : venez donc nous démentir !

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