Une flopée de lianes adolescentes lestées jusqu’aux oreilles, et visiblement somnambules, arrivait droit sur moi. L’une d’elles sortait du lot comme elle était sans fil. Elle avait des yeux immenses qui regardaient bien où poser les pieds, ce qui me donna confiance : la collision devrait être évitée. En réalité, tout était immense chez elle, des griffes jusqu’aux extensions de cils (volume russe). Tout sauf le petit livre néanmoins épais qu’elle tenait par la main (un volume russe ? j’étais encore trop loin). Décidément, malgré des cils comme des ramasse-miettes, cette jeune fille me plaisait bien.
Je commençais à distinguer la couverture : elle était noire et jaune, aussi me fit-elle immédiatement penser à la collection « Ma nuit au musée » des éditions Stock. Ne s’agirait-il pas de L’Arche Titanic d’Éric Chevillard où j’embarquais chaque soir, une fois retrouvé mon radeau de fortune ? Nous allions peut-être pouvoir échanger au sujet de quelques espèces disparues et pleurer ensemble ! Arrivée à sa hauteur — c’est-à-dire à hauteur de son nombril, comme la nouvelle génération est très grande, et que les chaussures à plateforme sont en vogue depuis le roman de Michel Houellebecq ou bien l’arrivée de Lady Gaga, la chronologie n’est pas encore très claire —, enfin le titre de l’ouvrage bicolore me sauta à la figure : malheureusement, aucune mention du paquebot ni dudit capitaine. Il s’agissait bien plutôt d’un tsunami commercial. Numéro 1 des ventes, disait le bandeau. Tous mes espoirs s’envolaient en même temps que le ticket de caisse, qu’elle regardait prendre le large avec indifférence, sans bouger l’ongle encapsulé. Finie la connivence ! Je la détestais.
D’après l’éditeur, il s’agissait d’un manuel bienveillant et militant, plein de bonne humeur et d’esprit positif. Aussi le livre se proposait-il d’enseigner la méthode « + = + » dans le plus grand respect des mathématiques. D’ajouter qu’il avait coûté 19 euros + 50 centimes, soit quasi 20. Le prix de la positivité.
Tandis que s’éloignait la belle plante adventice, toujours plus près de son téléphone qui était jusqu’ici resté caché derrière la quatrième de couverture, j’avais ramassé le ticket de caisse comme il se doit — et sans désir de reconnaissance car j’œuvrais dans l’ombre comme n’importe quel éboueur, pourtant vêtu d’un gilet réfléchissant. Je l’avais ramassé à l’aide d’une petite cuiller qui ne quittait jamais ma poche comme je m’éparpille facilement une fois mise en miettes.
Disons que j’ai ma propre idée du développement personnel : se démultiplier pour mieux se soustraire. Imaginez donc un livre intitulé Toujours çà et là, qui enseignerait la méthode « × = − » dans le plus grand respect de l’illogique ! Ça ne coûterait quasi rien, de l’inventer.