« en danseuse » ou le petit cycle de mars (1)

Le sens de circulation restait obscur.
Sans autre point de repère, je cherchais mon ombre,
aussi l’angle mort des voitures.

Il s’agissait d’une intersection sans aucun feu ni marquage au sol – du moins la route était-elle dépourvue de l’habituel passage zébré tant recherché par l’espèce piétonne qui, pour ne pas manquer sa proie, garde les yeux rivés sur le bitume. Il suffisait en somme que je me donne moi-même l’autorisation de traverser, aussi que la voie se libère. Je tenais donc les rênes de la situation, et plutôt correctement : poings serrés, l’ongle du pouce vers le ciel. Il n’empêche que le mors blessait la commissure des lèvres. Indécise plus qu’impatiente, j’étais le seul clou du passage. D’un pied sur l’autre, d’avant en arrière, je guettais l’intervalle propice, celui où nul véhicule ne se dessinerait plus au loin, mais incessant était leur ballet et je regrettais déjà mes danses de salon – glissades en pantoufles, moonwalk sur parquet flottant.

Cependant j’étais constamment distraite par de nouvelles pistes de réflexion qui fonçaient sur moi comme des pigeons estropiés. Claudiquant presque par définition. Dès lors, ma progression était ralentie par des paramètres qu’aucun engin à roues ne pouvait comprendre : si je projetais de rejoindre l’autre côté de la route, plus ensoleillé, je gardais à l’esprit que j’étais sujette aux lucites et insolations, et qu’il était peut-être plus prudent de rester de ce côté-ci, ou bien suivre le parcours des échafaudages. Sinon, j’avais encore la possibilité de m’engouffrer dans cette nouvelle galerie commerciale, temple des néons écrasant les ombres, ce qui m’obligerait à revenir un peu sur mes pas, certes, mais finalement m’éviterait d’avoir à contourner les longues files d’attente entassées devant les magasins, conformément à la règle des huit mètres carrés par client. Laquelle permet d’encombrer les trottoirs pour mieux garder ses distances à l’intérieur, aussi d’apporter un nouveau souffle à la poussiéreuse notion d’espace vital.

En retrait, le talon collé au sol, mon pied gauche attendait toujours l’appel du pied droit dont les orteils commençaient à grignoter la bordure de la voie, réfrénant une faim de voyage insatiable depuis la nuit des temps ; nuit qui, d’après la légende, se serait abattue le jour où sont devenus appétissants chauves-souris et pangolins. Enfin, je laissais mes pieds faire leur petite cuisine, et le gauche ayant finalement reçu un coup de coude en guise de signal, ils entreprirent tous deux d’avancer – sans du reste me concerter.

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