ce sur quoi l’on trébuche (4)


l’été 2020


L’homme au détecteur de métaux — cet homme sans âge, que l’on retrouve chaque été, sur chaque plage, et que l’on s’attend un jour à voir marcher sur l’eau — tombe une nouvelle fois sur un os. Impossible de trouver la moindre pièce dans de telles conditions ! Comme seul butin cet été : six piercings de tétons. Petits et gros, fermes ou flasques, aréoles lisses ou piquées, brunes ou rosées : coupés net, les seins indécents. Le sable n’est plus qu’un tapis de mamelons.

Si, en apparence, l’opération peut sembler barbare, il s’agit en réalité d’un impératif tout à fait démocratique, la plage étant un espace de liberté où chacun doit pouvoir poser ses yeux là où il le souhaite, en toute sécurité. D’ailleurs, l’ablation systématique a été votée à l’unanimité par tous ceux qui levaient la main et, à l’aide du pouce et de l’index, comptaient en boucle jusqu’à deux.

L’exécution est propre, criante de dextérité. Un vrai travail de professionnel. Cela s’explique le plus simplement du monde, comme tout ce qui est sensé : ceux qui font en sorte que la chair reste correcte sont bouchers. Des bouchers sur le retour, disons. Les rares clients qu’il leur reste mâchent peu, ne font guère honneur à l’étal, croulent déjà sous le poids du céleri rémoulade et des carottes râpées, ajoutent tout au plus une tranche de jambon blanc découenné pas trop épaisse, les jours de fête. À deux doigts de la faillite, donc, ils n’ont eu d’autre choix que d’accepter ce petit job d’été. Voilà qu’ils se sentent rajeunir, et ce n’est pas pour leur déplaire, ni à leurs femmes d’ailleurs : de petits étudiants qui font la saison.

(Il convient ici d’alerter les orteils. L’été touche à sa fin, certes, mais qu’ils ne se réjouissent pas trop vite. Ils ont eu de la chance, pour cette fois. Si un œil trébuche sur dix petites raisons tordues de s’offenser, je ne donne pas cher de leur peau. Les orteils couverts de cors, d’ampoules et de vieux pansements qui bâillent comme des slips trop grands, seront pour sûr les premiers sanctionnés. Les autres n’ont qu’à bien se tenir : qu’ils restent ensevelis sous le sable et tout se passera bien.)


Pendant que le vendeur de beignets vend ses beignets et que le sauveteur en mer sauve la mer des noyés, les bouchers ébauchent ainsi un monde meilleur, sans mauvais exemples, sans âpres complexes, sans vilaines intentions. Fade comme l’eau en bouteille. Ils parcourent la plage avec tout l’attirail nécessaire (un brumisateur dans la poche, un couteau à la ceinture) et n’hésitent pas à trancher dans le vif – au besoin. Au besoin seulement. Les seins recouverts d’un morceau de tissu, s’il n’est pas transparent, sont bien entendu épargnés : on n’est pas des sauvages !

Ils en récupèrent certains, tantôt tremblants comme de petits flans, tantôt impavides à l’instar des fruits mûrissant à leur rythme ; déposent ensuite les dépouilles molles dans une glacière qu’ils appellent leur petite chambre froide, par nostalgie. Les bouchers ont un cœur eux aussi, et on l’entendrait battre sans doute s’il n’étouffait sous toutes ces couches uniformes, le long des plages naturistes.

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