(une auréole de gras, un chat invisible, et d’autres ombres encore)
Elle ne sait pas trop à quelle sauce elle va être mangée, cet été. Elle aimerait bien sauce Nantua, au bon goût d’écrevisse – ou au poivre vert, tiens, pour faire comme son père. Il lui a dit que les vacances seraient « apprenantes », mais elle ne voit pas trop ce que ça change avec d’habitude, parce que les vacances solaires lui ont toujours appris ce qu’est la vie quand on n’est pas à l’ombre de l’école, et aussi quand on s’ennuie.
De toute façon, elle a d’autres chats à fouetter pour le moment. D’ailleurs, si elle s’y prend trop en avance, la sauce à laquelle elle sera mangée aura tout le temps de tourner, et dans tous les sens, jusqu’à trouver la position idéale pour se figer dans le sommeil. Chaque chose en son temps, comme dit maman. Aujourd’hui, elle s’apprête surtout à vivre un grand jour dans sa petite vie d’écolière (ce pourquoi elle porte sa belle robe rouge avec les volants, sa préférée) : faire l’école à l’école. Elle revient enfin en classe après deux mois passés à la maison, devant l’écran où elle voyait sa maîtresse en pyjama, et parfois même avec son chat sur les genoux. Elle voudrait bien un chat, elle aussi. Et puis, un beau pyjama de dame, avec des petits boutons ronds, et un col claudine. En fin de compte, elle n’a obtenu que cinq masques en tissu confectionnés par sa mère, avec ses imprimés favoris (licornes magiques, chats mignons, beignets couverts de glaçages de toutes les couleurs, princesses avec des paillettes…) : ça ne fait peut-être pas grande dame, mais ça fait joli.
En rentrant dans la classe, elle a l’impression de revenir sur une scène de crime, comme dans les films qu’on lui interdit de regarder mais qu’elle voit quand même, en secret : la dernière fois qu’elle était là, il avait fallu vider tous les bureaux à la hâte, et les faire rentrer dans les cartables qui ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. De pauvres oies que l’on gave. Tout s’était fait dans la précipitation, car le temps était compté avant la fin du monde : il ne fallait laisser aucun indice, aucun signe de son passage. Ce matin, rebelote, en sens inverse : c’est sur son dos (plutôt celui de maman) qu’elle a dû rapporter l’intégralité de ses affaires d’écolière et les remettre dans son bureau qui ouvrait déjà la bouche, affamé. D’abord impossible à fermer – un pantalon après un gueuleton –, le cartable a fini par céder devant la force légendaire de sa mère. Laquelle, telle une amazone, a enfourché le gros cartable ballonné, et s’est assise dessus de tout son poids, comme elle le fait sur les valises surchargées avant de les glisser dans le coffre de la voiture qu’il faudra aussi réussir à fermer (mais ça, c’est le problème de son père).
Elle s’attendait à travailler très très dur aujourd’hui, pour rattraper le retard, mais la maîtresse dit qu’il ne reste que sept jours d’école, qu’on ne pourra jamais finir le programme de toute façon, qu’il aura plein de trous, et que c’est à nous de les boucher pendant les grandes vacances. Son père rebouche ceux des murs avec du dentifrice et ça marche super bien, ça c’est du système D apprenant ! Elle a pris la parole sans lever la main, et la maîtresse – qui n’est décidément plus aussi gentille qu’avant – semble fâchée : elle lève les yeux au ciel et souffle dans son masque comme dans une montgolfière décidée à quitter la terre une fois pour toutes. Elle ressemble à la dernière feuille d’essuie-tout au bout du rouleau, celle qui part toujours un peu en lambeaux. La fillette, qui n’a pas de chat mais de l’empathie, voudrait bien consoler la maîtresse en lui faisant un gros câlin, mais faire obstacle au chagrin ne fait pas partie des gestes barrières. Alors, elle se contente de frôler son ombre quand elle passe entre les rangs bien espacés : elle a l’habitude de caresser les chats invisibles.
Reste qu’elle est bien contente de revoir les copains, et surtout de ne plus être avec son petit frère Clovis 24h/24, comme les distributeurs automatiques pleins de trucs mauvais pour la santé, qui font vite mal au ventre si on en mange trop. (L’école à la maison, c’était d’abord la maison sur le dos.)
Quand vient l’heure tant attendue du goûter, elle prend sa boîte remplie d’un assortiment de petits sablés pur beurre. Elle y trouve un papier plié en deux, écrit par sa mère : C’est papa qui vient te chercher ce soir. Le mot papa est recouvert d’une auréole de graisse, comme s’il faisait une sieste sous l’ombre d’un arbre ou d’un chapeau. C’est la faute du beurre qui aura transpiré à cause de la chaleur. Il faut dire que c’est déjà l’été, la saison des ombres. C’est bien pratique, les ombres : ça forme des extensions d’enfants avec qui jouer. Dans la cour de récréation, puisqu’il est désormais interdit de toucher ses camarades, on s’amuse autrement qu’en étant de vrais enfants. De nouveaux jeux plus responsables sont apparus. Le touche-touche sans contact, par exemple. Pour attraper l’autre sans le toucher, il faut sauter dans son ombre. Le joueur s’immobilise alors (il doit sentir quand on touche sa projection astrale, une sorte de sixième sens). Pour être libéré et pouvoir de nouveau courir après une ombre, il faut qu’un copain tape trois fois dans la sienne avec le bout du pied. On ne pourrait pas jouer s’il faisait tout gris. Heureusement que c’est l’été, et que les ombres tiennent toujours à se démarquer du soleil.
16h50. Du haut des escaliers, elle voit son père qui la cherche des yeux, qui ressemblent à des hublots de machine à laver. Elle le laisse chercher un moment. Aussi, elle se cache un peu derrière le panneau d’affichage de la cantine, parce que c’est rigolo, qu’il ne la trouve pas tout de suite, et parce qu’elle est en grande conversation avec son amie imaginaire, qui a un chat et un col claudine. Quand elle entend la petite Astrid pleurer parce qu’elle a voulu lui voler son père qui ne s’est pas laissé faire, elle dévale les escaliers et le montre du doigt en criant que c’est son papa à elle, que c’est lui qui vient la chercher aujourd’hui, c’est écrit sur le petit papier bavard. (Elle voulait dire buvard, mais aussi plein de la bave du beurre, donc elle a dit les deux en même temps, pour gagner du temps.) Son père, enfin délivré de la gêne, récupère sa petite rouquine qui porte un masque d’une couleur bizarre, avec des licornes un peu verdâtres comme si elles avaient mal au cœur, sur une route jonchée de virages. La gêne reparaît : les dinosaures du petit frère avaient déteint dans le lave-linge, qu’il avait bien pensé à faire tourner, oui, mais sans la sacro-sainte lingette censée boire les couleurs qui dégorgent. Aussi est-il quasiment sûr d’avoir oublié de fermer tous les volets en partant. L’appartement sera un four. Il n’est vraiment bon qu’à fermer les coffres de voiture.
Sur le chemin de la maison, la fillette saute dans l’ombre de son père vaseux comme dans une flaque qui n’éclabousse pas. Le père dit d’avancer plus vite, que c’est pas le moment de jouer. La rue, c’est dangereux. Il tire par la main Clovis qui devient une valise à roulettes. La fillette prend le bout de l’ombre de son père, qui s’étire alors comme un élastique ou du fromage fondu. Elle se demande si l’ombre va finir par craquer à force de tirer dessus. Elle ne la lâchera pour rien au monde. Puis son père, qui a peur de fondre, décide de changer de trottoir : le soleil tape trop fort encore, il faut passer à l’ombre, les enfants. Soudain alors, le corps extensible disparaît, et la petite fille n’a plus que du vide entre les doigts. Il ne lui reste plus qu’à les desserrer alors, et essayer d’attraper la main moite de son père qu’elle suit de près, comme cette ombre qu’on finit par ne plus remarquer.