(le père n°3, le délivreur d’enfants, et puis Astrid)
« Je sais quand même reconnaître ma fille ! »
Il en est sûr, c’est bien elle. Avec la robe rouge, sa couleur préférée. Et l’épi roux qui part vers la droite, vers sa droite à elle, il veut dire. On la lui apporte, donc : ce n’est pas la bonne. Le délivreur d’enfants se doutait bien que ce colis-là ne lui était pas destiné ; le père indigne se sent jugé par son regard certifié Je vous l’avais bien dit. Il se croit alors obligé de surenchérir, et de préciser qu’elles se ressemblent comme deux gouttes d’eau – surtout d’un peu loin ! C’est en effet depuis le seuil de l’école, désormais infranchissable, qu’il doit repérer ce qui porte son nom, et ce n’est pas évident. Ses yeux, myopes et embués, sont pourtant moins dociles que le reste du corps : ils enjambent la barrière avec vaillance et l’amplitude d’un volant de badminton qui, en l’occurrence, a malheureusement atterri sur le mauvais terrain. Ça arrive, de tomber à côté, on ne va pas en faire toute une histoire… C’est la deuxième fois de la journée que l’on met en doute sa compétence parentale, et il commence à en avoir assez ! Injustement discrédité, il décidé d’arborer son fils qu’il tient par la main comme un cerf-volant : lui aussi, c’est lui qui l’a fait, et il reconnaîtrait son unique fossette entre mille, à ne pas s’y tromper ! (Il entreprend toutefois de désembuer ses lunettes avec son foulard en soie.)
Le délivreur d’enfants – en réalité, un animateur périscolaire en reconversion – reste inexpressif, et n’écoute plus depuis longtemps que son talkie-walkie nasillard. Lequel demande si le champ est libre, ce à quoi le reconverti répond : C’est O.K. La zone est quadrillée. Vous pouvez les faire descendre. Autrefois maître en l’art du divertissement, il endosse son nouveau rôle avec beaucoup de sérieux et une précision mathématique. Dans un passé proche (c’est-à-dire hier), il a failli perdre plusieurs enfants dans les escaliers, et a évité de justesse l’échauffourée entre un parent trop en avance et un autre très en retard. Ce n’est en rien de sa faute : il ne parvient pas à se le pardonner. L’école donne à chaque famille une heure à respecter, au même titre qu’un bon psy fait en sorte que jamais ses patients ne puissent se croiser. Il n’empêche : ça n’aurait pas dû se produire. C’est à lui, l’animateur périphérique, que revient dorénavant la lourde tâche d’assurer le calme plat. Dorénavant, il sera inflexible, et c’est donc avec une imperturbable concentration qu’il mène bien sa barque, entre les bancs et les portes automatiques. Il reste 10 places pour petits sur les bancs, 7 pour grands. Attendent devant l’école 3 parents : le premier n’est pas près de lever le camp, le second sans problème apparent, et le troisième sait quand même reconnaître sa fille – mais s’est déjà trompé deux fois. On a failli perdre Marguerite et Astrid, mais pas d’inquiétude : elles ne sont pas endommagées, et sont finalement restées du bon côté.
En attendant que le père n°3 retrouve ses esprits et la bonne rouquine, il achemine l’autre gamine toute liquéfiée sur le banc des orphelins. Elle y avait cru, elle, la carotte fane mal coiffée. Elle n’était pas contre l’idée de changer de père. D’ailleurs, le monsieur qui s’est trompé aurait très bien pu être le sien, s’il ne portait pas de lunettes et s’il était blond avec des bouclettes. Quand le monsieur au talkie-walkie lui a fait signe de se lever, elle était la plus heureuse des petites filles, elle n’en revenait pas ! Pour une fois, elle serait la première qu’on récupère, l’Elue que tous regardent partir avec envie ! Mais, en fait, non. Pour son plus gros chagrin, le monsieur à lunettes tenait à récupérer la Vraie petite fille, pas celle en papier calque tout barbouillé. Ce soir encore, elle verra la grille de l’école se baisser avec elle dedans. On la sortira finalement par la petite porte de derrière, celle pour les retardataires. Pour se consoler alors, elle sert contre elle son doudou fort, emballé dans un plastique pour le protéger des microbes, mais il fait un bruit de paquet-cadeau vide, de ceux qui n’amusent que les chats.