Poils.
C’est écrit noir sur blanc sur sa liste, comme le fait la toison sur la peau. Du lierre grimpant à la calligraphie incertaine. Voilà des mois qu’ils lui font horreur : il les soupçonne même de comploter jusque dans son dos.
Il espère être reçu par la même esthéticienne que d’habitude, celle qui sifflote quand elle étale la cire et qui extrait les récalcitrants avec conviction. Il préfère y passer directement plutôt que prendre rendez-vous par téléphone : elle aura forcément pitié de lui en le voyant, avec ses yeux qui transpirent même sous les cils, et elle acceptera de le recevoir au plus vite. Il lui dira que c’est assez urgent, pour ne pas dire vital : il suffoque, sous tant d’épaisseur, et ça fait même des pelotes qui bouchent la baignoire ! Aussi, il a un enfant en bas âge qui tire dessus comme un sonneur de cloches – sur ses propres poils, oui ! Et il peut lui dire que ça fait mal, pire que les cheveux. Face au caractère critique de la situation, elle lui proposera de venir dès le lendemain, elle s’arrangera pour avoir un créneau entre midi et deux. Elle se priverait donc de pause-déjeuner pour le sauver ! C’est là qu’on reconnaît une esthéticienne chevronnée. Grâce à son dévouement, il verra enfin le bout du tunnel, et redeviendra le minet imberbe qu’il est vraiment, au fond de lui.
L’institut de beauté devait être la dernière étape de sa journée, l’épilogue de cette croisade. Tout était déjà scénarisé, happy end à la clef. Clovis, son fils, totalement étranger aux problèmes adultes, en a décidé autrement : pipipapapipipapa ! Le père connaît trop bien ce signal, souvent entendu en voiture, sur la route des vacances cent fois interrompue par ces besoins pressants. À une lettre près, le cri du jour est identique au retentissant pipimamapipimamaaaaa. De toute évidence, il faut agir. Il se rappelle que la galerie commerciale est à moins d’un kilomètre et qu’elle dispose de toilettes publiques tout à fait convenables : elle devra faire office d’aire d’autoroute.
Telle une voiture qui accélère par à-coups pour intimider celui de devant (il a vu les grands faire ça sur la route qui n’arrive jamais), l’enfant pousse à bout son père, lequel pousse la poussette qui n’est plus qu’une pile de marchandises arrimées tant bien que mal à l’aide de la mince ceinture de sécurité. S’il était resté attaché jusque-là, le petit galopin tient désormais à prouver qu’il est bien assez grand pour gambader librement. Sans protester – et sans demande explicite du géniteur qui l’accompagne –, il a volontiers laissé sa place à l’imposante cargaison, qu’il faudra monter dans les escaliers, déballer et finalement ranger à la bonne place, une fois revenu en leur Ithaque. Le retour à la maison, hélas, lui paraît si loin encore, et le jour lui-même semble dire « c’est quand qu’on arrive ? ».
Cependant, encouragé par son fils qui le cravache à l’aide du seul poireau qui dépassait malheureusement d’un sac – hue hue hue ! –, il avance bille en tête vers la galerie, sans prendre garde aux indications pourtant claires : ATTENDRE ICI.
Le vigile, qu’il n’avait pas plus remarqué qu’un caméléon devant une vitrine, l’arrête net entre les portes automatiques, guillotine horizontale toute prête à se rabattre sur lui. Il ne semble pas disposé à écouter ses arguments, le besoin pressant, la cravache-poireau inflexible, le gamin franchement oppressant, l’heure qui tourne, etc. Sûr qu’il le goberait en un instant avec sa langue télescopique s’il ne coopérait pas. Aussi, quand il lui fait signe de reculer, le père ne montre aucun signe de résistance, tire à lui la poussette aux faux airs de diable et marche sur les pieds du petit monstre, toujours dans son dos.
À travers les petits trous de son heaume en plexiglas, le garde futuriste déclare : « Oyez oyez (ou, plus certainement : oh hey oh hey), galerie momentanément inaccessible. 140 personnes maximum. Actuellement, 139 personnes + un chien. D’aveugle, le chien. Vous ne pouvez pas rentrer tous les deux. A la rigueur, le gamin peut. Disons qu’il compte pour ½ personne. Avec le chien, ça ira. »
Il se sent soudain très protecteur, et saute à pieds joints dans son rôle de père. Jamais l’on n’avait à ce point piqué au vif son instinct paternel : pense-t-il vraiment qu’il va laisser son petit Cloclo rentrer seul dans ce tunnel ? Certes, il a de la force, et manie déjà bien le fouet bio, mais est-ce une raison suffisante pour le considérer comme un adulte ? Il s’émeut profondément à l’idée que, oui, à sa façon, il l’aime, son fils. Ce dernier n’a étrangement pas dit un mot depuis plusieurs minutes et, à force de se retenir, il a changé de couleur : l’heure devient grave. Ils ne peuvent plus attendre qu’un aveugle et son chien sortent de la galerie, et on a bien compris qu’amadouer le vigile était peine perdue. Tant pis pour les toilettes publiques convenables, il faut changer de cap, et vite ! N’écoutant plus que son mauvais pressentiment (il n’a pas de vêtements de rechange si la situation venait à déborder), il tourne le gouvernail, direction le saule pleureur du petit parc d’à côté, interdit aux chiens, et normalement vide à cette heure.
Là, parmi quelques crottes de canidés domestiques qui ne savent décidément pas lire les pancartes, ils partagèrent leur premier moment entre hommes qui se respectent. Le fils, qui avait enfin lâché le poireau, éclaboussait allègrement ses chaussures et recommençait à sourire. Son père fit de même, par solidarité virile, et parce qu’il avait bu trop de café tout au long de la journée. L’arbre, témoin de cette inédite complicité, abritait la scène pour le moins curieuse : un homme engoncé dans son costume d’adulte auprès d’un petit garçon, encore auréolé de duvet, qui joue à faire le grand – et ne vise déjà pas si mal. C’était vraiment distrayant, c’est-à-dire que ça changeait des chiens auxquels on attribue toujours le même rôle : celui du chien.