Il ne s’agit pas d’une épitaphe, mais d’une épique formule de politesse, aujourd’hui monnaie courante : A votre tour. Notons qu’il existe une variante de type offrande (C’est à vous) et une autre de type ringard (A vous de jouer !).
Concentrons-nous sur la plus noble. A votre tour, donc, c’est ce qu’articule solennellement le client sortant au visiteur suivant. Lequel attend l’adoubement depuis un bail, planté au seuil de l’arène, entre un garde et la plèbe. Il convient d’attendre son tour dans le calme, avec le sérieux et la patience d’une hostie qui fond sur la langue, ou d’un gamin hypnotisé par des bonbons intouchables, piégés dans un écran.
La bravoure est aussi indispensable que le potentiel d’achat : si l’on veut consommer, il faut donner de soi. Prendre part à ce tournoi, où les plastrons se mêlent aux brigandines, et les targes aux boucliers antiémeutes. La galerie commerciale est un lieu de mélange et de rencontres inévitables. On dit que, là-bas, certains ont retrouvé de vieilles connaissances ou pu adopter quelques enfants perdus ; on dit aussi que les plus chanceux auraient trouvé moult chaussures à leurs pieds.
Lorsque l’acheteur potentiel, momentanément élu client-roi, est autorisé à s’approcher, le reste de la chevalerie s’écarte et s’incline. L’heure n’est plus aux protestations : on ne remet pas en doute un tel verdict, on se montre fair-play. (Au risque d’entacher tout le romanesque de cette histoire, et la bonté d’âme des participants, il faut préciser un point afin de mettre en garde le lecteur, peut-être futur intronisé : que la foule, à cet instant, évite rébellion et joute verbale, n’est point signe de trêve ou d’approbation, mais un stratagème ayant pour seul but d’esquiver les mitraillettes à microbes, et de ne pas galvaniser inutilement les postillons.)
Les grandes enseignes sont sources de tout petits plaisirs qui sautillent comme des insectes : mettre la main dessus n’est pas évident. Cependant, on remarque tout de suite les plus persévérants, ces ambassadeurs solides qui, même au bout de la file, n’abandonnent jamais. Le temps les a endurcis, ils peuvent désormais braver sans peine tous les éléments : soleil brûlant du zénith, air conditionné au pouvoir-conjonctivite, pluie torrentielle, terre boueuse et glissante, graviers qui se faufilent à l’intérieur des chaussures ajourées (spartiates comprises). La récompense est à la hauteur des épreuves surmontées : ils pourront se jeter dans les bras du rayon Nouveautés, retrouveront enfin le parfum si réconfortant de la sortie d’usine aux notes plastifiées, et cela n’a pas de prix — tout au plus un code-barres.
Certains intrépides n’hésitent pas à entrer dans la bataille et la boutique sans autre armure qu’un bomber ou une doudoune. D’autres, plus téméraires encore, n’attendent pas derrière la ligne indiquée, et grappillent des centimètres à chaque signe d’inattention d’un rival, jusqu’à finalement devancer tout le peloton. Bien entendu, ceux-là se font immédiatement huer (quand c’est trop révoltant, on ne lésine plus sur la salive), mais ils ne tiennent pas rigueur de ces contestations. Ils tracent leur route sans ciller (c’est le propre des héros).
Avant tout le monde, ils mettront la main sur le dernier godillot à la mode. Jamais on ne les verra perdre de vue leur objectif, ou se laisser amadouer par le pathos alentour, les enfants impatients, les soi-disant vétérans de guerre, les grands acteurs qui se prétendent prioritaires… Après plusieurs mois de repos forcé, loin des champs de bataille et des entraînements rituels, ils ont de l’énergie à revendre. Aucun n’a perdu la main, ni le sens des affaires : savoir viser, ça ne s’oublie pas. La prochaine sur la liste est depuis longtemps dans la ligne de mire. Ne reste plus qu’à attendre le moment opportun pour dégainer le bon de commande. Elite challenge force 1, collection Flyknit 4.0, référence LV-06-2020. Pointure 43,5. Coloris crème. Ça urge, la proie est sur le point de leur échapper ! qu’on fasse le nécessaire, vite ! mais surtout : on la veut vivante.