à l’index – épisode 4

­

Après avoir évité de peu la crise de nerfs devant la boulangerie, l’excrément canin sur le trottoir et un motard daltonien, ou seulement déterminé à griller le feu rouge, il ne sait plus où donner de la tête. Il a perdu le fil et son élan, a dû les laisser tomber sur une bouche d’égout qui les aura avalés comme l’on gobe les mouches. Tout désorienté, il s’apprête même à demander conseil à son fils de quatre ans : où faut-il aller, que veut-il faire, son Clovis ? Cependant le petit s’est endormi dans la poussette, la bouche cernée de chocolat, le pantalon couvert de miettes. La baguette au seigle, amputée d’un quignon, joue le rôle de l’appui-tête. Il lui bave un peu dessus, mais ça n’a pas d’importance : à vrai dire, ça ramollira la croûte, de toute évidence trop cuite puisqu’elle a eu raison de son plombage, quelques minutes auparavant. Abandonné de tous, il s’en réfère donc à sa liste de courses, froissée mais a priori toujours de bons conseils. Elle lui indique : Cordonnier. Mais pourquoi donc ? Il ne se souvient pas ce qu’il doit y faire, mais il faut lui faire confiance, ça lui reviendra sûrement en chemin, alors il se dirige vers.

Il ne s’attendait pas à trouver autant de monde ici : d’où il est, il n’aperçoit même pas la devanture, c’est dire ! Le cordonnier serait devenu à la mode, aurait fait le buzz dans son dos ? Le maillon manquant, pense-t-il, ce ne sera pas lui. Accusant le coup, il se rajoute, cheveu sur la soupe, au bout de l’interminable chaîne flambant neuve. En effet, le cortège est étrangement jeune, et c’est avec un plaisir d’entomologiste qu’il l’observe comme à travers la boîte à insectes (loupe intégrée) de son adolescence. Face à lui s’étend un phasme longiligne qui traîne la savate, fondu dans l’asphalte ; une scutigère véloce néanmoins ralentie dans sa course par le marquage au sol ; un mille-pattes qui piétine en claquettes-chaussettes. Lui, qui macère dans ses chaussures fermées, se demande très logiquement ce qu’ils peuvent bien venir faire ressemeler.

­

Il se sent soudain de trop, une vieille branche recouvert de pruine, contrairement à ces fruits encore verts, à la peau lisse et uniforme – parfois acnéique. De ce groupe uni et homogène, il est l’intrus ; un intrus blet parmi de petites grappes luisantes de soleil et de sébum, reliées entre elles par quantité de câbles qui sont autant de racines rassurantes. L’écouteur, gras et sociable, passe d’un cérumen à l’autre, décidé à n’exclure personne du délire musical.
Au fond, il les envie presque, avec leurs claquettes, mais alors sans les chaussettes : quelle chaleur ! D’ailleurs inquiet de l’insolation, et de l’heure, il sort son cellulaire, constate qu’il s’est éteint faute de batterie, et se rappelle que sa fille a « trop la honte » quand il dit « cellulaire ». Il se demande si l’on peut avoir honte d’une pensée ; puis, se fait honte de penser vieux quand il ne parle déjà pas bien jeune.

Il pense cependant au côté positif de la situation : il ne peut pas dire qu’il ne sait pas où se mettre. Tout est indiqué, dans le respect de la distanciation sociale imposée (au vu de la situation prépubère précédente, elle ne le dérange pas tant que ça). Il prend donc le temps de se placer exactement là où il faut, ce qui le détourne un temps de l’angoisse de son déclin. Avec précision, il introduit sa paire de Richelieu au centre du petit cercle blanc prévu à cet effet, c’est-à-dire prévu pour une personne qui garde les bras le long du corps et les pieds joints. (Pour un ado filiforme, passe encore, mais pour un adulte bien installé dans la vie, c’est une toute autre affaire.) Il veille toutefois à ne pas déborder du cadre. Sa ressemblance avec le pointeur « Vous êtes ici », qu’on cherche désespérément sur le plan d’une ville étrangère, lui saute alors aux yeux.

Bien entendu, la poussette ne rentre pas dans la Zone – laquelle doit faire la taille d’un frisbee, ou d’une assiette à dessert. A voir ce trône à roulettes hors du périmètre autorisé, resté libre et marginal, il ne peut réfréner une pointe d’amertume, du chagrin peut-être. Il garde pourtant à l’esprit qu’il n’a pas à s’apitoyer sur son sort (statique mais passager) ; il n’a rien dont il peut légitimement se plaindre : tant qu’il ne dépasse pas les bornes, il peut bien danser sur place la Macarena, s’exercer au reggaeton, lever les bras au ciel, prendre des postures de yoga, imiter le chant des oiseaux ou du moteur des voitures. Et oui, si ça lui chante, il a le droit de porter tout le poids du monde sur ses épaules velues, sagement circonscrit ici.

Il avance de cinq pas, c’est-à-dire d’un seul cercle, mais il ne perçoit toujours pas l’entrée. Il se sent de plus en plus las… Totale, l’interdiction révolte ; à peine assouplie, elle accable. Disparue, elle manquerait sans doute. S’il n’a pas toujours bon fond, l’interdit a toujours bon dos. Il doit absolument noter ces idées qui fusent à vau-l’eau, pour son recueil de bonnes formules. Ça lui vient comme ça, surtout la nuit, quand il ne fait rien, une espèce de don nouveau. Aujourd’hui, on aime les petites phrases qui inspirent, dès le réveil, faut que ça se lise vite, que ça serve tout de suite : ça marchera. Ça pourra même le rapprocher de sa fille : elle lui installera une application sociale pour mettre ses pensées-à-swiper directement en ligne, depuis son cellulaire, enfin il veut dire, son téléphone portable.

Reste qu’il n’est pas dans son état normal, en ce moment. Il devient mélancolique. C’est que sa lampe de bureau en opaline verte commence sérieusement à lui manquer, et l’ampoule de celle de chevet a grillé. Comme un feu rouge. Il jalouse presque sa femme qui a deux néons à la place des yeux quand elle rentre le soir, avec le sentiment ô combien satisfaisant d’avoir fait son devoir.

Son devoir à lui est un fiasco. Arrivé devant la vitrine, c’est stupéfait qu’il constate que le cordonnier n’existe plus – sinon, il se serait trompé de rue ? Il a atterri devant un magasin de vêtements, ceux qu’on appelle paradoxalement de fast fashion. Il a mis presque une heure à atteindre le premier cintre : il ne voit rien de très rapide là-dedans. Mais passons. Evidemment, il ressort sur-le-champ.
En s’éloignant du temple synthétique, il ressent un profond sentiment de gâchis : tout ce temps à attendre pour rien ! Il doit se rattraper. Afin de ne pas revenir à la maison les mains vides, et pouvoir barrer Cordonnier de sa liste (ce qui est quand même l’essentiel), il passe rapidement dans une supérette et achète du cirage premier prix (pas le choix) : un applicateur express incolore, avec embout mousse. (Ça sauvera les meubles, certainement moins les souliers.)

À ce jour, les chaussures tressées qui étaient à faire ressemeler sont encore dans le filet de rangement de la poussette. Oubliées. De toute évidence, il marchera de biais cet été – ou bien, s’achètera une paire d’espadrilles, avec semelle de confort intégrée.

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.