Devant le bureau de tabac, ceux qui attendent, pouces verticaux et satisfaits, sont espacés les uns des autres comme des poils hérissés. Je prends place au bout de la file, devenant cet épi indomptable que l’on remarque toujours en premier. Comme tout un chacun, je prends mon mal en patience et j’allume ma dernière cigarette (ce qui m’occupe un certain temps grâce au caprice du briquet).
Devant moi (à un mètre et des pollens), un homme essaye de calmer les pleurs de son fils qui vient de faire tomber sa sucette. Il semble bien dépourvu, me fait un peu de peine. Il sort son téléphone et, sans doute pour se calmer lui-même, décide d’appeler quelqu’un, quelqu’un que j’imaginais de confiance, mais personne ne répond. Je peux lire la déception sur la moitié haute de son visage. Cependant, il a besoin de parler, et s’autorise à laisser un message sur le répondeur. Il a enfin réussi à trouver le bon rythme, il a pris le coup de main, comme on dit ! Ce matin, c’est en moins de 45 minutes qu’il a attrapé son fils et qu’il l’a harnaché dans la poussette – il est fougueux comme un pur-sang, le gamin ! Il tient de son père, hein ? En tout cas, il sent qu’il progresse : il y a encore quelques jours, il mettait plus d’une heure ! Il espère que la reprise s’est bien passée ? Lui, il continue le télétravail, seule sa femme a repris son poste, et la boutique a déjà retrouvé sa clientèle, elle est contente. Fatiguée, mais contente. Lui, il a enfin commencé le livre que sa sœur lui avait offert, il y a des années. Il sent qu’il va le dévorer ! D’ailleurs, il voulait en racheter, en avoir un d’avance, mais la file d’attente était si longue chez le libraire qu’il a abandonné. Il réessayera plus tard, il lui reste encore une centaine de pages. C’est qu’il lui faudrait vraiment un polar, bien noir, et un roman aussi, à l’eau de rose, pas trop rose quand même, pour Sophie, se détendre, le soir. La file est quand même plus courte ici, ça va vite : il y a plus de lecteurs que de fumeurs dans cette ville ! Il doit raccrocher, il le rappelle ce soir.
On approche de l’entrée. Entre-temps, d’autres ont pris place dans mon dos. La dernière place est une pointe abîmée sans cesse recoupée, qu’on pense rafraîchie, qui fourchera encore. En attendant mon tour, je fais défiler les métaphores capillaires, et les unes des journaux, exposés dehors. « Plage dynamique contre dolce vita : la guerre est déclarée ? ». La question semble rhétorique. La suivante, en revanche, je me la pose vraiment : si l’on contraint la plage au dynamisme, ce qu’on appelle « la vie active » ne devrait-elle pas devenir, en conséquence, contemplative ? et les orteils en griffe naturellement changés en éventail ? En guise de compensation, j’entends (et j’écris dans un coin de ma tête : téléphoner au pédicure).
Seul un J’aime Lire trouve grâce à mes yeux. Le hors-série « 100% Tom-Tom et Nana (en vacances) ». Apparemment, on ne sort pas tous grandis de cette expérience : m’avoir pour seule compagnie pendant deux mois m’aura tout bonnement fait régresser. Je me souviens qu’en marchant à quatre pattes dans l’appartement – pour suivre le parcours d’une poussière, ou alors d’un rayon de lumière –, j’avais même regretté n’avoir plus l’âge pour les bavoirs, ceux où sont inscrits les jours de la semaine et qui auraient eu le mérite de structurer le temps. (C’était long, dimanche.)
Maintenant, ça avance. Je commence à entrapercevoir les yeux du buraliste qui porte une invisible minerve. Le pauvre, je le vois bien, comme il évite de bouger, comme il serre les poings ! Il fait semblant d’être décontracté mais, en réalité, il ne pense qu’à ne pas se gratter jusqu’au sang le derrière de ses oreilles, apparemment irritées par le frottement permanent des élastiques de ce foutu masque qu’il est fortement recommandé de porter, comme il doit dire avec amabilité aux clients qui passent la porte d’entrée.
C’est au tour de l’homme à la poussette d’avancer. Il jette un dernier œil sur sa liste, et montre tout du doigt comme s’il redoutait qu’on l’entende mal à cause de tous ces intermédiaires, textiles et plastiques, entre sa voix et les oreilles desquamées du buraliste. Trois Winston rouge et une Gauloise ; deux Dunhill bleu et deux Vogue bleu, pour sa femme qui a repris le travail, et la cigarette du même coup, elle a craqué ; un carnet de timbres, pas rouges, les verts ; pourquoi pas Le Monde diplomatique ; et un paquet de chewing-gum à la menthe polaire, et ce briquet-là, avec les pois jaunes. Oh et puis allez ! un jeu à gratter, comme ça, avec les parasols.
Dans la précipitation, pour vite laisser la place, il met tout sur les genoux de son fils, et repart en tirant à bout de bras la poussette comme on le fait d’habitude avec un chariot de course à roulettes. Il faut dire qu’elle déborde effectivement de fruits et légumes, que le bambin, avec ses gros sabots qui pendouillent, ne perd pas espoir de changer en marmelade avant la fin de la balade. Enfin, c’est à moi : Quoi ? le prix a encore augmenté ? Non, je ne savais pas… Bon. Comme d’habitude, quatre paquets de Chesterfield bleu, s’il vous plaît. Oui, je prends aussi les vacances de Tom-Tom et Nana.