03.05.20

Le gel hydroalcoolique est donc fabriqué à partir de betteraves ! Il faut dire que je n’avais jamais réfléchi à sa composition parce que j’utilise bêtement une savonnette mention « Extra pur 72% d’huile », même si elle glisse des mains, même si elle fait des grumeaux disgracieux dans le porte-savon qui, cependant, porte trop bien son nom pour rester sans mission d’intérim (le travail fond vite). Cela étant dit, je ne connais pas de légume qui tache plus les doigts que la betterave : de prime abord, il m’est donc difficile d’imaginer qu’elle puisse participer à la confection d’un philtre translucide et désinfectant, lequel disparaît immédiatement au contact de la peau, comme s’il n’y avait rien eu. Et puis, en y réfléchissant bien, je ne suis pas étonnée qu’elle contribue à repousser les bactéries tant fait peur la moindre de ses apparitions. Personnellement, je ne l’ai jamais aimée, la betterave, surtout dans l’assiette. L’odeur, la saveur, tout en elle me fait horreur. Crue, elle paraît jolie, mais reste indigeste. Cuite, elle m’écœure. Chaude, n’en parlons pas. C’était malheureusement l’une des entrées préférées de mon grand-père, qui ne se lassait pas de vouloir me faire goûter : je glissais alors les dés ensanglantés sous ma serviette, dans mes poches ou sur le tapis du chat, pour ne pas le vexer. (Qu’on se le dise, la bétalaïne tache moins les tissus qu’elle ne fâche ceux qui les lavent.)

Il n’empêche que le vénérable fluide est sur toutes les lèvres (on rappelle à ceux qui prennent tout au pied de la lettre qu’il ne faut pas le boire pour autant). Il désherbe les germes, déracine la peur, cultive l’espoir. Il est si abrasif qu’à la longue, les lignes de la main peuvent commencer à peler – ce qui, chez certains, peut donner l’impression agréable d’avoir pris un coup de soleil. Les vigiles, postés à l’entrée du magasin, sont les nouveaux chiromanciens : sitôt que nous passons les portes, nous leur tendons les mains. Paumes grandes ouvertes, elles s’abandonnent à leur sort. Ils appuient alors sur la gâchette, et libèrent du flacon prodigue cet alcool curatif qui s’infiltre dans les moindres sillons. Comme l’eau d’un barrage qui a cédé, elle nettoie tout sur son passage. Le temps des courses, et parfois même jusqu’au lendemain, les mains gardent cette odeur de sécurité qui ressemble beaucoup à celle, tenace, du dissolvant. Ce doit être bon signe puisque le dissolvant détruit tous les résidus, sans exception, vient même à bout du vernis pris au piège par les cuticules.

Malgré le peu de sympathie que m’inspire la betterave, il faut bien admettre qu’elle a le sens du sacrifice. Ce n’est pas rien, d’endosser seule la lourde responsabilité de fournir sans discontinuer la précieuse solution. Elle a fait tout ce qu’elle pouvait afin de satisfaire la demande incessante, mais à quel prix ? Les betteraves sont cuites. Surexploitées, épuisées, exsangues même (sauf leurs cernes, sombres et violets : signe évident de fatigue), elles ont aujourd’hui grand besoin d’aide.

Le raisin a donc été chargé de lui porter secours. D’ici peu, un « mécanisme de distillation de crise » sera enclenché, ce qui, du même coup, procurera aux fûts et aux vignes le sentiment d’être utile. C’est-à-dire qu’on va arracher les fruits des bras de l’alcool, les privant de toute fantaisie – de toute descendance aussi –, pour la bonne cause. La cause commune. En résumé, le sacro-saint pinard sera bientôt transformé en produit pharmaceutique. Blasphème œnologique ou reconversion humanitaire : je ne me prononcerai pas. (J’ai du mal à articuler après quelque dive bouteille. En matière de boissons, le grand-père avait bon goût. Il m’a tout appris, du moins l’essentiel : Encore une rasade, ça tuera les microbes !).

Au bout d’un certain temps, il est fort probable que le raisin sera ennuyé de rester moût et, au risque de paraître égoïste, ne se laissera plus manipuler si facilement. Il faudra mettre à contribution d’autres bonnes poires, disloquer d’autres breuvages. La williamine sera, en toute logique, la première réquisitionnée. La vodka suivra, la pomme de terre étant réputée accommodante. L’urgence sanitaire est telle que, bientôt, les alcools du monde entier devront participer à l’effort collectif : l’ouzo, le saké et le raki viendront volontiers en renfort. Il sera plus délicat de priver le kirsch et le calvados de leur moitié : les pommes, habituées au chantage affectif, se flétriront instantanément, tandis que les cerises, orphelines, perdront leurs petites joues pompettes, et ne pendront plus aux oreilles des enfants.

Il faut se faire une raison : le petit flacon de gel est la nouvelle flasque. Un indispensable. A emporter partout. La solidarité paye : le liquide hydroalcoolique coule à flots, aseptise salutairement la peau jusqu’à brûler toutes empreintes digitales – commettre des larcins impunément, dans les pharmacies (ou tout autre commerce encore ouvert), est désormais d’une simplicité enfantine. On ne jugera pas l’homme qui profite de la situation critique pour s’accorder de petits plaisirs coupables.

Face à tout cet arsenal éthylique, l’ennemi, c’est sûr, finira par reculer, non sans tituber, emportant dans sa chute un sérieux hoquet et une incurable cirrhose. Tous ensemble, enfin, nous trinquerons à sa mauvaise santé, avec ce qu’il nous reste en réserve : quelque piquette bouchonnée ou l’une de ces eaux-de-vie entamées, mais increvables.

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