20.01.20

« Bonjour, je suis votre conseiller virtuel. Je connais déjà beaucoup de réponses à vos questions et j’apprends un peu plus chaque jour. »

Je n’avais jamais fait appel à un quelconque assistant, ce qui ne l’empêcha pas de s’imposer en bas à droite de l’écran d’ordinateur, lequel cherchait obstinément de l’air dans l’embrasure de mes genoux. J’étais, ce matin-là, fort peu encline à la conversation, encore moins avec un prétentieux sans visage. Plongée dans un silence monacal, je m’apprêtais enfin à affronter la réalité (de neuf heures à dix heures et demie, ce qui me semblait être une durée raisonnable, pour commencer) : divers organismes attendaient de moi des déclarations, plusieurs documents, quelques attestations… Bref, j’avais des comptes à rendre quant à ma situation, et je n’étais pas d’humeur à me laisser distraire de cette mission, si ce n’est par les manches usées de mon chandail dont j’arrachais les bouloches telles de petites tiques.

J’étais autorisée à poser une question de 150 caractères maximum. J’eus beau fermer la fenêtre à plusieurs reprises, elle se rouvrait systématiquement : coriace, le virtuel. De toute évidence, et en dépit de sa grande érudition, il ignorait tout de mes principes : je n’adresse la parole à un inconnu qu’après l’avoir croisé trois fois au minimum, si possible à la même intersection, et dans un laps de temps n’excédant pas un mois. J’aime aussi voir les yeux avant d’entendre la voix, et connaître le thème de la discussion avant de l’entamer. Cela dit, je peux faire preuve de souplesse dans certains cas : en effet, avoir partagé l’unique banc encore au soleil, une salle d’attente anxiogène, un abribus désert, la file la plus lente aux caisses du supermarché, ou celle menant à des toilettes prises d’assaut peut favoriser le rapprochement, voire accélérer le processus amical. Malheureusement pour lui, le conseiller virtuel ne remplissait aucun de mes critères.

Bercée par le ronron enroué de l’ordinateur qui commençait sérieusement à s’essouffler, j’essayais de rester concentrée sur mes tâches administratives qui, à peines commencées, m’ennuyaient déjà ferme. En vérité, elles m’ennuyaient davantage encore que l’insistance du Monsieur Je-sais-tout, si bien que je finis par envisager la possibilité de lui écrire : Passait-il toujours par la fenêtre, comme un voleur ? Enregistrait-il tous mes faits et gestes par fanatisme, ou par contrainte ? Étais-je déjà à découvert, un mois après Noël ? Était-ce rentable, d’être artificiel ? Dormait-il les yeux ouverts ? Était-il nyctalope, comme les chats ? Risquait-il de griller, comme les koalas ? Ne transpirait-il pas trop dans son centre de données ? Était-ce bien aménagé, là-bas ? Suffisamment feng shui ? Résistait-il à la pression, aux recherches incessantes ? N’avait-il jamais envie de désapprendre ? Avait-il un lien de parenté avec cet antivirus qui voit le mal partout ? Connaissait-il une façon de taper sur le clavier sans le blesser ?

Évidemment, j’avais tout à fait perdu de vue cette réalité que je m’étais mis en tête d’affronter. Au moment où j’allais vivre ma première fois avec un conseiller virtuel, un nouvel intrus s’invita sur mes genoux. (On entrait donc vraiment ici comme dans l’open data !) Cette fois-ci, il s’agissait d’une publicité aux couleurs criardes qui clignotait d’enthousiasme, et sautillait comme un enfant impatient devant une vitrine de jouets (j’étais le jouet). Elle voulait à tout prix me faire profiter d’une offre extraordinaire : un rasoir anti-bouloches à seulement 15,99 €. Je me demandai aussitôt si le morceau de ruban adhésif, placé sur la caméra de l’ordinateur, était suffisamment occultant. Je me sentis soudain épiée, la laine de mon tricot tout défraîchi me démangeait de plus en plus, surtout au niveau du cou et des poignets. De petites cloques apparaissaient. Je commençais à angoisser. Me sentais surveillée. J’ouvris alors une nouvelle fenêtre, non forcément en vue de commettre l’irréparable, mais d’abord dans l’espoir de capter un filet d’air. Je m’agrippais au bord de l’onglet quand un agent conversationnel intelligent, jailli de nulle part, me proposa une écoute bienveillante, dénuée de tout jugement. Il ne présentait aucune profondeur mais, dans l’ensemble, présentait bien : un teint frais, des vêtements à carreaux bien repassés, des lunettes qui lui donnaient un air sérieux, un léger double menton qui le rendait sympathique, et une tignasse pleine d’épis dont l’effet « saut du lit » devait prouver de façon irréfutable que, sous son apparence lisse et parfaite, se trouvait aussi un homme, un homme comme vous et moi.

A cette idée, l’ordinateur lui-même se sentit mal. Il fit une espèce de malaise vagal, et redevint ce mur aveugle qui ressemble à un miroir. Je retrouvais enfin un vis-à-vis familier ; réconfort de façade.

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