Perdue au loin, retrouvée par le vague, je savourais un long moment d’inattention quand une silhouette extensible — en réalité un homme en combinaison de plongée — s’érigea devant la ligne d’horizon, et la coupa en deux. Le perturbateur avait jailli hors de l’eau en poussant un cri de victoire qui ressemblait fort à un cri de douleur. Je le vis grimper sur les rochers de la digue avec agilité, sans s’aider de ses bras, comme propulsé par les vagues ou à la simple force de ses jambes. Dans sa main droite, un poulpe brimbalait. Il semblait fondre tant ses tentacules se distendaient à mesure qu’il approchait du rivage, comme un sac en plastique bon marché dont les bretelles menaçaient de rompre. A mi-parcours, l’homme en néoprène retourna la calotte du mollusque, vida ses entrailles comme l’on chasse une mouche qui dérange, et les jeta nonchalamment dans la mer. Le tout avec une rapidité déconcertante. Ensuite, le buste fier, il rejoignit la plage où l’attendait avec impatience sa femme, peut-être sa mère. Elle partageait l’ombre du parasol avec une improbable cuisine équipée : un réchaud, une petite poêle au manche amovible, une bouteille d’huile, un couteau suisse, cinq rouleaux d’essuie-tout, deux glacières, et plusieurs récipients de type Tupperware. Je n’avais rien à redire quant à l’organisation : il s’agissait de professionnels de la dînette. L’homme fut accueilli par un large sourire et put enfin déposer son butin dans l’une des boîtes que lui tendait son assistante. Elle l’avait au préalable tapissée d’huile d’olive et de quelques aromates, qui restaient mystérieux bien que le sens du vent fût en ma faveur ; juste avant de refermer le couvercle, elle pressa de l’ail et hacha un bouquet de persil frais. Le dîner marinerait là le reste de l’après-midi, et serait fin prêt pour le soir. En attendant, l’homme héla le vendeur de beignets.
En présence d’un danger, je ne savais pas que le poulpe pouvait reproduire sa forme avec son encre. L’illusion ne dure qu’une dizaine de secondes, puis le fantôme se dilue, mais cela reste bien suffisant pour tromper le prédateur. Lequel ne voit pas la proie véritable se réfugier sous les rochers, tout fasciné qu’il est par le subterfuge qui ondule devant lui. Mû par l’adrénaline, l’homme tombe finalement des nues lorsqu’il constate, en la hissant hors de l’eau, la légèreté de l’éprouvette, désespérément vide – il s’agit évidemment d’une épuisette mais j’ai toujours substitué le mot à l’autre. Voilà bien longtemps que je ne cherche plus à me corriger, précisément depuis le jour où j’ai compris que les mots peuvent réagir de façon surprenante au contact de l’air : le cabillaud, une fois séché et salé, devient morue, et le calmar devient comestible du moment qu’on l’appelle encornet. La parole est une expérience, et le sens un précipité — souvent trouble.
Autour de moi, les maillots de bain commençaient à bâiller d’ennui, macéraient depuis des heures dans le sel. Les corps qu’ils recouvraient à peine madéfiaient sur une bouée ou bien desséchaient au soleil. Il me semblait assister aux répétitions d’une thanatose générale, dont j’étais curieuse de voir le spectacle final. Mais du balcon. Ainsi, je refermai mon parasol, et ce carnet un peu gondolé. En remontant la plage, mon ombre me devançait.