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Je ne savais pas que le jeune homme, sur l’estampe, s’apprêtait à abandonner en haut de la colline la vieille dame qu’il portait sur le dos. Au Japon, on appelle cette pratique l’ubasute : mettre à l’écart les infirmes – ou ceux qui le seront bientôt. Qu’ils se volatilisent dans la nature sans plus déranger les vivants de la ville. Il faut croire que les maisons de repos n’ont pas été inventées en vue de reposer nos aïeuls, mais afin que l’on se repose d’eux.

De prime abord, j’avais simplement cru qu’il aidait son aînée à gravir la pente raide, qu’il souhaitait rendre sa sortie champêtre plus agréable en lui permettant ainsi de profiter du paysage depuis son vaillant perchoir… J’étais restée un long moment devant cette œuvre de Yoshitoshi, The Moon of Ubasute, jusqu’à obliger les autres visiteurs du musée à me contourner. Dissimulée par les branches d’un arbre, la lune, impuissante, éclairait la scène. Je ressentais beaucoup d’affection pour la lune, et aussi de la pitié pour la vieille dame. En revanche, je ne ressentais rien à l’égard du garçon. Il redescendrait seul de la montagne, se prendrait les pieds dans une racine ou sur un rocher, et deviendrait édenté. De son côté, la grand-mère aurait déjà décoré la grotte à son goût, tissé couverture, oreiller et panier, elle aurait même créé un potager, un coin lecture, des toilettes de style occidental avec un savant mécanisme de chasse d’eau, une petite baignoire et puis, sur sa lancée, une vaste piscine avec un bel escalier. Petit à petit, elle aurait donné naissance à un splendide complexe hôtelier réservé aux parias et autres oubliés, une immense résidence surveillée uniquement par le ciel ouvert. Mon imagination avait finalement suppléé à l’inertie de la lune : je sortis du musée.

Dehors, un puissant soleil écrasait le corps et ses contours : de mon plein gré alors, je m’y abandonnai.

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