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Il est des secrets que l’on ne sait pas garder. Je ne peux pas te dire mais j’ai perdu une dent de lait. Les mouchoirs sont tachetés de bave et de sang, on les agite en signe de victoire. On suscite plus d’admiration encore qu’en affichant un banal plâtre. S’il est à la mode en hiver, allant de pair avec l’obtention héroïque d’un flocon ou d’une première étoile, la chute d’une dent longtemps branlante fait immédiatement oublier les os cassés. Cette pluie de quenottes est une saison à part entière, plus attendue encore que les œufs de Pâques ou les vacances d’été. C’est la saison des grands. Aussi grands que ces interstices que l’on s’amuse à reboucher avec un petit doigt ou un stylo-bille, et dont on est si fier que le sourire, un peu forcé, s’étire jusqu’aux oreilles récemment percées. La langue, elle, ne cesse de passer sur la gencive encore sensible, lisse et humide comme le dos d’un poisson rouge. Je ne peux pas te montrer mais regarde le gros trou que j’ai. A cet âge, le vide ne cause aucun regret, il est d’abord un trophée. Ça attire même l’attention du cerisier qui, d’habitude assoupi au centre de la cour, enfin entrouvre ses fleurs tels de petits yeux curieux.

Juliette, 5 ans et demi, exhibe un sourire édenté : elle a perdu deux dents la même semaine, les deux du devant. L’une en mangeant une banane pas très mûre, l’autre en rigolant dans le chariot du supermarché (il est parfois inutile de chercher une relation de cause à effet). Avant de sortir en récréation, elle glisse avec application sa chemise écrue flambant neuve dans sa jupe à petits volants, et la ressort juste ce qu’il faut de la taille élastique, pour la faire blouser : les premiers bourgeons de coquetterie s’ouvrent quand certains boutons du chemisier suggèrent.

Une fois la fameuse dent tombée, par hasard ou par renoncement, elle ne tarde pas à trouver refuge au milieu de non moins précieux crayons de couleur, dans une boîte à goûter pleine d’emballages vides, à l’intérieur d’un gant qui espérait servir une dernière fois avant l’arrivée officielle du printemps… L’essentiel est de ne surtout pas la perdre avant l’heure des parents. On trépigne d’impatience à l’idée de leur annoncer la grande nouvelle, la leur mettre sous le nez. Le soir, on se dessaisira sans nostalgie aucune de la relique du temps où l’on faisait ses dents sur le biberon ou le sein de maman. Puis au réveil, on trouvera un peu de monnaie sous l’oreiller – on feindra la surprise mais on le savait bien, que la Petite Souris allait passer –, et ce sera le début des tirelires, des projets. Petit à petit poindront de jolies dentelures qui s’émousseront au fil des années comme le talon d’une chaussure ; mais il est bien trop tôt pour y penser. D’ailleurs beaucoup restent à tomber, et ne tomberont qu’afin de mieux repousser encore. Comme les cerises du cerisier.

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