Je ne savais pas que certaines enseignes d’hypermarchés étaient partenaires de l’opération Prospectus Utiles : au lieu de les jeter, tels quels, en boule ou par lot de dix, les déchirer en confettis, s’en servir de tapis de change nomade, de cale pour table défaillante ou d’emballage pour chewing-gum usagé, le client bon élève peut aujourd’hui rapporter en boutique les dépliants publicitaires dont il avait obtenu la garde exclusive depuis un étrange tour de passe-passe. Jusqu’ici, l’intention paraît louable. Je deviens plus sceptique quand j’apprends que les dons sont limités à 3 prospectus par personne et par semaine… On a connu des offres plus généreuses de la part de ces grands distributeurs qui, pour deux gros pots de pâte à tartiner achetés le même jour, sur présentation de la carte fidélité à scanner avant la touche total, et dans la limite des stocks disponibles, nous promettent au minimum le double de coups de caddie dans les tibias.
Jeanne, qu’on appelle « la caissière », découpe dans les catalogues du magasin tout ce qu’elle réussit à ne pas acheter. Et ça la rend fière, se priver du superflu, rester insensible à tous ces produits ultra-tentants et ultra-transformés qu’elle colle avec glu et abnégation dans son carnet à spirales ; lequel s’épaissit aussi rapidement que la texture des yaourts allégés à chaque nouvelle recette. Feuilleter ces pages, nourrir et combattre la frustration vaine, c’était son passe-temps du dimanche, du temps où elle ne travaillait pas, où personne n’achetait rien, ce jour-là.
« 1 prospectus rapporté = 2 centimes pour la recherche sur la maladie d’Alzheimer ». C’est ce qu’on peut lire sur le prospectus utile faisant la publicité de l’opération Prospectus Utiles. Jeanne pense que c’est vraiment bizarre de saturer la mémoire immédiate des clients avec des publicités neurodégénératives, des offres toujours plus agressives et des couleurs criardes, et de soudain se soucier de leurs trous de mémoire. Et puis, c’est vouloir se donner bonne conscience que de penser santé publique et diminution de l’empreinte écologique alors qu’il faut bien prendre la voiture qui pollue pour atteindre ces grandes surfaces de bonté… Leur prise de conscience, c’est vraiment comme un cheveu sur la soupe en brique.
Quand Joseph prend conscience que c’est dimanche, il va faire les « grosses courses », pour commencer la semaine sans trop de manques. C’est souvent Jeanne qui fait défiler ses articles et lui tend le catalogue des promotions à venir parce que c’est son travail. Il demande toujours deux cabas réutilisables qu’il oublie toujours de réutiliser. Il doit en compter une cinquantaine chez lui, à l’instar de ces prospectus à rapporter, classés du plus vieux au plus récent. Bien disciplinée, la pile attend depuis maintenant plusieurs semaines en plein milieu de l’entrée, pour y penser. Il aimerait pourtant beaucoup participer à l’Opération, et aussi manger plus de poissons gras comme son médecin lui a conseillé, mais il n’y a jamais de promotion sur les poissons gras. Une fois les courses chargées dans le coffre de sa voiture, il retrouve la liste de courses dans la portière — elle était donc là ! —, constate qu’il a encore fait l’impasse sur la moutarde, le riz basmati et le gros sel. Sur le chemin du retour, il s’arrêtera à la petite boulangerie qui ferme à midi et demandera un sachet de viennoiseries de la veille parce qu’il pense qu’on est déjà demain et qu’il n’aime pas le gâchis.