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D’où provenait cette eau-de-vie de 20 ans d’âge – cave abandonnée, ferme cambriolée, simple gardiennage, troc en bonne et due forme, héritage d’un parent très lointain (presque flou), bonne affaire, libre-service heureux –, impossible de le savoir. Nos interrogations restaient en suspens ; nous ne les pressions pas de rejoindre la terre ferme. (C’est toujours bien, un peu de mystère, dans la vie d’un couple.)

Il s’agissait précisément d’une vieille prune de 1998, 40 degrés, une liqueur très rare. Il fallait croire sur parole ce marchand ambulant : lui seul avait vu l’étiquette d’origine. Pour faciliter la vente, et le transport dans ses multiples cabas, il avait dû transvaser le précieux breuvage dans d’autres récipients, recyclés pour l’occasion qui faisait le larron (bouteilles en plastique, packs de jus de fruits, gourdes, anciens bocaux…). Avec un chic affecté – jambes fléchies, main droite sur le goulot, main gauche soutenant le fond –, il choisit de nous présenter la seule bouteille d’eau gazeuse en verre. L’étiquette piquetée et la rouille sur le goulot étaient gage, dira-t-on, d’authenticité. Ça payait pas de mine comme ça, mais fallait pas se fier aux apparences, il disait. J’étais tout à fait d’accord en théorie mais, dans les faits, toute cette histoire ressemblait un peu à une gentille arnaque, et le zigoto avait tout de même le profil (de dos et de face aussi) de celui qui essaye de joindre les deux bouts. Cet étonnant sommelier s’appelait Maxime, ça sentait un peu fort quand il ouvrait la bouche, mais il était très sympathique et voulait nous faire faire une affaire parce qu’il nous trouvait trop mignons et même nous respectait beaucoup parce qu’il nous avait interceptés dans la rue et qu’on s’était arrêtés, et avec le sourire, et c’était pas si courant. Il insistait pour nous faire goûter, qu’on puisse juger par nous-mêmes de la qualité de sa gnôle. Il dévissa le bouchon en aluminium (rouillé, donc) et le remplit un peu maladroitement, c’est-à-dire plus qu’à ras bords, si bien que le trottoir allait se joindre à nous pour la dégustation. Le buvant de ce minuscule verre improvisé était désagréable, l’aluminium me coupait un peu les lèvres déjà gercées. Le goût de la prune, en revanche, était bien marqué, et ce n’était pas mauvais du tout, fallait l’avouer. Je me dis : ça va finir de terrasser mon angine, et sans doute entamer le lavage de mon estomac. Mon bonhomme, comme l’appelait Max, devinait pour sa part de subtiles notes de camphre et de feuilles séchées. L’équilibre entre les arômes fruités et la rondeur boisée développée au cours du vieillissement était parfait. Bref, il était d’accord pour lui en acheter, mais seulement une demi-bouteille.

S’il ne vendait d’ordinaire qu’au litre, pour nous, il était prêt à transvaser la quantité désirée dans un contenant vide (10 euros les 50 centilitres, c’était très honnête). Problème : il n’en avait pas sous la main. Alors, il héla sa petite copine, jusque-là restée secrète de l’autre côté de l’abribus. Par chance, elle avait une petite bouteille d’eau qui ferait parfaitement l’affaire ! Elle la vida dans la gueule du chien, docile ou assoiffé, puis la tendit à son mec, comme elle appelait Max. Elle lui fit comprendre qu’il bradait trop la marchandise, que 10 euros tout rond, ce n’était pas assez. À quoi il répondit que c’était un geste commercial, et qu’elle s’occupe de ses affaires. A quoi elle répliqua qu’il n’y avait aucun intérêt à fidéliser le client vu leur situation, et que leur boutique se résumait à un caddie qui roulait pas bien.

Mon éternuement fit office de joyeux entracte. La jeune femme rit. Elle aussi était enrhumée, enrhumée d’être à la rue, mais elle allait travailler le lendemain dans un champ, pour remplacer une amie qui avait la grippe. J’entamai une discussion avec elle pendant que les hommes poursuivaient leur petit commerce. On parlait virus, ganglions, grogs et gargarismes. J’avais dans mon sac des pastilles à la propolis, je les lui tendis. Ça pourrait lui servir. Elle refusa : elle trouvait que j’avais vraiment l’air patraque, fallait mieux que je les garde. Ensuite, elle me présenta son chien qui était en fait une chienne : Nouchka. Elle était trop contente qu’on leur achète quelque chose parce qu’ils avaient vraiment besoin de croquettes ; elle me dit de regarder comme elle était maigre, la chienne. On pouvait dénombrer les côtes. Max, lui, rêvait plutôt à un rail de coke. Il ne s’était pas fait ce petit plaisir depuis tellement longtemps… Elle lui jeta cette fois-ci un regard franchement noir. Coke ou croquettes, nous les quittâmes là. Je ne tenais pas à participer au débat.

Nous étions sortis dîner quelque part, notre petite cantine habituelle sans doute : bon rapport qualité-prix, un pichet tout simple, des serviettes en papier, une table pas trop bancale, des couverts bien propres, des verres ballon pour le vin et sans pied pour le reste. On n’était pas difficile. Main dans la main, nous reprîmes notre pas dynamique (il faisait faim et frisquet). Dans le sac en bandoulière, la prune cliquetait contre notre trousseau de clefs.

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