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Je ne savais pas encore comment ces deux personnages s’étaient rencontrés. Par chance, j’avais tout le loisir de conjecturer, d’autant plus qu’il m’était désormais impossible de poursuivre tranquillement la lecture de mon livre… Beaucoup de tables étaient libres mais ils choisirent pourtant celle attenante à la mienne, et je dus me retenir de maugréer en mordant très fort mon crayon. (Étant incapable de me concentrer en présence d’autres clients, je m’installe habituellement aux heures creuses dans des cafés qui font – ou s’apprêtent à faire – faillite ; je vivais aujourd’hui une expérience nouvelle.)

Une chose était tout à fait sûre : l’homme (objectivement barbu) et la femme (subjectivement barbante) ne se connaissaient pas depuis longtemps. En effet, à force de les écouter – et de noter au crayon de papier des bribes de leur échange, sur la page de garde du livre délaissé –, je compris qu’ils avaient fait appel à un site de rencontres extraconjugales. Curieuse coïncidence : avant leur arrivée, je lisais l’histoire de Zahava qui, persuadée que son mari la trompait, décidait d’engager un détective privé. Aussi allais-je me tenir aux aguets du langage, ouïe et regard…

Moi, tu vois, j’adore transmettre et cuisiner. La femme dit que ça tombait bien, car, elle, elle adorait manger. Ma femme a toujours aimé mes recettes, elle préférait l’aspirateur aux casseroles, et moi l’inverse, on s’accordait bien pour ça. Son interlocutrice n’aimait visiblement ni l’aspirateur ni les casseroles mais était très propre sur elle, et luttait chaque jour contre le diktat orthorexique. Il n’avait pas tout compris et poursuivit donc son histoire. Ça fait des années que c’est la merde avec ma femme. Je fais tout pour qu’elle parte mais elle s’accroche. A quoi ? Je me le demande ! Peut-être à mon agneau en croûte de pain d’épices ! Elle laissa échapper un « miam ». Depuis qu’on a eu les gosses, notre couple n’existe plus du tout. Le gros problème, depuis qu’elle est mère, c’est que je suis devenu son troisième enfant… et j’ai laissé faire ça… et ça m’a bouffé en fait… Je lui en veux pas vraiment. Elle a été éduquée comme ça, elle est très « schémas » : la famille, l’éducation, les règles, tout ça. Une fois la cellule familiale créée, plus rien. On s’est rendu compte qu’il n’y avait plus d’alchimie entre nous. Mais y’en a-t-il déjà eu ? La femme, qui ignorait a priori l’existence des questions rhétoriques, se mit en tête de lui répondre, et lui répondit alors qu’elle ne pouvait pas bien savoir s’il y avait eu de l’alchimie ou non, car elle ne les avait jamais vus ensemble, et elle ne voulait pas répondre sans preuves valables, parce qu’elle était quelqu’un d’intègre.

Moi, je suis trop entière, entière en tout, même les clopes, tu vois, je fumais deux paquets par jour, et du jour au lendemain, plus une seule. D’un coup. Entière : adjectif qu’elle répétera un nombre incalculable de fois. Et ça me porte préjudice parce que soit j’ai confiance, soit pas. Je vais pas me raconter des histoires, me convaincre que j’ai confiance si j’ai pas confiance, tu vois ?  De toute évidence, il voyait très bien. Notamment l’entièreté de son corps et de sa morphologie en 8, avantageusement moulée dans une robe fourreau, ce qui le dépaysait beaucoup parce que sa femme, elle, était en forme de poire, ou de triangle, ou de A, ou de pyramide (selon ses enfants, il y avait différentes façon de le dire, mais qu’une seule façon de le vivre, c’est-à-dire mal, et très très mal avant, pendant, et après le dîner, donc c’était pas le moment d’embêter maman).

Et puis, j’ai perdu le fil de la conversation… Les transitions étaient de plus en plus incongrues, et les phrases devenaient difficiles à saisir avec le bruit ambiant. Rappelons aussi que je débutais dans l’art de l’indiscrétion ! Je crois me souvenir qu’ils ont parlé cuisine intégrée, absorbeur d’humidité, abonnement de cinéma et tarif réduit pour l’accompagnant (comprenez : il voulait qu’elle l’invite voir un film). Le barbu a aussi tenté de lui expliquer son métier, mais je ne saurais dire s’il s’occupait d’adolescents handicapés, de jeunes sportifs ou de détenus récidivistes… Il devait faire en sorte qu’ils ne se tapent pas trop dessus, qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes sans trop s’attacher à lui, parce qu’il avait déjà assez de choses à gérer, et ne voulait pas devoir encore gérer les émotions des autres, parce que c’est dur d’être entouré de malades. Des fois, j’aimerais être un robot. C’est à ce moment-là que son téléphone avait sonné. C’était un automate. Prospection commerciale. Il mit fin à la discussion de façon abrupte et autoritaire. Je ne suis pas intéressé et j’ai actuellement beaucoup de choses sur le feu, rappelez dans un ou deux ans. Alors, l’occasion était trop belle : elle s’exclama que lui aussi était entier ! Avec quelle façon il avait raccroché au nez de l’importun ! Une telle gémellité en matière d’entièreté l’enthousiasmait au plus haut point. Je les avais donc quittés dans de très bonnes dispositions.

En chemin, je croisai la route d’une dame en forme de poire, mais de poire plutôt allongée, une jolie abate. Je la suivis. J’avais presque envie de la serrer dans mes bras, parce que j’ai toujours des accès d’empathie entre 17 et 20 heures, et beaucoup de sympathie pour les fruits. Au bout de quelques minutes, elle entra dans un immeuble, je courus pour retenir la porte ; elle se referma devant moi. C’est alors qu’une éclatante plaque en laiton – apposée au-dessus de celle, plus défraîchie, d’un notaire – me tapa l’œil : Agence Alpes Investigations.

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