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Je ne savais pas que ma rate souffrait d’un vide de Qi. En d’autres termes, je suis molle comme une chiffe.

Après avoir pris mon pouls en faisant pianoter ses doigts sur l’intérieur de mon poignet, l’acupuncteur m’annonça avec une certaine gravité le piètre état de ce minuscule organe situé dans l’abdomen – et qui se dit spleen, en anglais, jugea-t-il bon de me rappeler. Le spleen a toujours évoqué pour moi la substance même de la mélancolie – la bile noire –, mais je n’imaginais pas qu’il pût désigner l’organe lui-même… Tandis que, sage, j’écoutais la liste de tout ce qui était bloqué en moi, le médecin cherchait, non sans difficulté, à libérer mon diaphragme. Ce qui est plutôt douloureux. Ce qui me plia littéralement en deux. Cette périlleuse opération réveilla incontestablement mes organes, du moins pour quelques heures : je ressentis, en effet, une certaine énergie se diffuser depuis le ventre. Et qui ressemblait fort à celle du désespoir. Ce qui bloque, en réalité, c’est tout simplement moi. En son entier. Le diagnostic était donc posé ; je remplis le chèque avec le peu d’entrain que ma rate était en mesure de produire, et quittai le cabinet de consultation, accompagnée d’une effroyable nausée. Dans mes oreilles grésillaient les paroles de Gaston Ouvrard que, souvent, mon père fredonnait : j’ai la rate qui s’dilate, j’ai le foie qu’est pas droit, l’estomac bien trop bas et les côtes bien trop hautes… Je marchai de guingois jusque chez moi.

Ainsi, j’ai la rate faible ; et pourtant, puissant est le souvenir que m’évoque ce terme. J’ai toujours été la rate de mon père. Et encore aujourd’hui ! Il surenchérit parfois et me surnomme alors sa « petite rate » ; d’humeur guillerette, il va jusqu’à changer la rate en ratatouille, ce sur quoi je ne m’attarderai pas ici, au risque de changer l’humeur en salmigondis. Il faut dire que la rate se prête fort bien à la marque d’affection, sans doute en raison de sa petitesse, et parce que l’homme a décidé que tout ce qui est petit est mignon, quand le beau, lui, se doit d’être grand.

Et moi de penser que si j’ai toujours été la rate de mon père, je dois constituer alors sa plus grande source d’inquiétude, l’incarnation même de sa mélancolie… Et voilà qu’une nouvelle fois, ma rate se détraque et se fait du souci ! Elle est incorrigible ! Il va rapidement falloir remettre les barres sur les t, et finalement tout reconsidérer : je vais bien l’assaisonner, huiler ses rouages, la faire sauter à la poêle, et aux petits oignons, s’il vous plaît.

J’aurai toujours été cette petite ratte en robe des champs, qui sautille sur les genoux vifs de ses parents.

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