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Je ne savais pas que les cyclistes de haut niveau parlaient de « fringale » pour caractériser ce moment de bascule où la fureur de vivre et de vaincre cède la place à la plus invincible des fatigues. Le corps abandonne, l’esprit le singe ; soudain, plus rien n’est possible, chaque coup de pédale devient une montagne, la cime d’un désespoir qu’il faut pourtant gravir… La fringale peut aussi faire tomber les chevaux dans un état d’épilepsie ; on comprend alors que notre esprit se cabre, et que notre corps rue si fort, lorsque l’on souffre de cet insatiable appétit qui rumine son mors.

J’admire les sportifs de haut niveau tant le mien est bas. Je n’ai d’ailleurs jamais su faire de vélo sans les petites roues arrière dont la fixation était minutieusement vérifiée par mon père. Un problème d’oreille interne peut-être, ou simplement l’incompatibilité de mon arrière-train avec la selle abrupte. Quant à faire la danseuse, je ne m’y risque pas ailleurs que dans ces boîtes qui conservent la nuit et nos mirages. A dire vrai, après m’être assurée à plusieurs reprises que les freins fonctionnent parfaitement, je suis capable d’avancer seule, en ligne droite, un petit moment (je me donne même l’air confiant et détaché, le nez au vent, en chantant Yves Montand) ; mais aucun obstacle, aucune rencontre ne doit survenir – ce qui arrive bien trop rarement. Il suffit que ma trajectoire soit déviée, ne serait-ce que d’un centimètre, pour que je perde tous mes moyens, et le sacro-saint équilibre. J’ai dans la tête un cavalier intransigeant qui n’hésite pas à se servir de ses éperons, attachés à l’extrémité de mes deux hémisphères cérébraux comme s’ils étaient des talons : on harcèle bien trop ma pensée pour que je puisse rester coordonnée.

Je ne le cache pas, je suis bien plus endurante dans la descente que dans la montée : j’ai beau m’assurer du bon fonctionnement des freins sur le plat, je ne pense pas toujours à les actionner quand je me vois tomber. Néanmoins, je tiens à préciser que « le fond du trou » est aussi, et avant tout, une éminence inversée. (Telles de petites roues, ce sont ces derniers mots qui devront assurer la bonne trajectoire de ce texte.)

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