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Je ne savais plus vraiment qui j’étais. Au-dessus de la nappe – déjà tachée par le passage de l’apéritif, et celui, maladroit, des plats – volait une quantité telle de prénoms que ceux-ci s’entrechoquaient désagréablement, et ne migraient que trop rarement vers la bonne personne. Émises par des bouches à la diction légèrement entachée, quant à elle, par les passages répétés du crozes-hermitage, les apostrophes devenaient aussi instables que des chaises musicales, l’une chassant l’autre à la vitesse d’un jive : Marie, Mari…on, Mar…got, Mar…tine, vous… ? Un café ? Florence, Charlotte, aidez-moi ! Diane, un amoureux ? Sucré ou serré ? Non ! Toujours pas ? Au sein de cette cacophonie identitaire apparut soudain, devant mes yeux, l’étiquette rectangulaire qui portait – comme un fardeau, à en juger par l’affaissement progressif de la pliure du carton – mon prénom (mais était-ce seulement le mien ?) ; étiquette fièrement brandie par ma petite cousine de six ans, sans doute impatiente de me montrer ses récents talents de scribe. En effet, c’est avec beaucoup d’application qu’elle avait étoffé l’inscription initiale des adultes en y ajoutant, de part et d’autre, quelques précisions en lettres majuscules ; le tout produisait une énigmatique polysyndète : LOU ET LOU ET LOU ET RIEN. (Etant donné son jeune âge, nous devons lui pardonner la supposée petite confusion grammaticale entre la conjonction de coordination et le présent du verbe être – à moins qu’elle n’ait voulu dire LOU ET RIEN D’AUTRE…)

C’était une réunion de famille, il fallait donc, en toutes circonstances, faire bonne figure : je collai le bout de carton sur mon front afin de retrouver une certaine contenance, et un peu de légèreté. Elle riait, riait, ne parvenait pas à s’arrêter ! Mais ris petite ! Ris avec tes dents de lait, avant qu’il n’en reste RIEN.

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